Ch.1-2-3 Structures de la vie bénédictine un lieu, un père, une famille

Les trois structures porteuses


Avoir d’abord un POINT D’ANCRAGE, lequel traduit un refus de l’errance spirituelle (§1) et le consentement au réel, seul lieu de croissance.
Puis disposer d’une REFERENCE VIVANTE, un accompagnateur, que symbolise l’abbé (§2), lequel n’est pas l’expression d’un pouvoir absolu ; l’abbé est le « lieutenant du Christ », celui qui se réfère toujours au Père et apprend à ses disciples à toujours davantage eux-mêmes se référer.
Enfin avoir une COMMUNAUTE d’appartenance (§3), famille et famille spirituelle, laquelle est un lieu de parole créateur et modérateur pour notre vie.


§ 1 : combattant de la paix


Les deux catégories de moines qui ont quelque prix aux yeux de Benoît sont les deux catégories qui sont définies par le COMBAT, combat en corps constitué, combat singulier. Le moine consent à devenir un combattant : le consentement au réel prend souvent la forme d’un affrontement au réel.
Nous avons du mal aujourd’hui avec les dénominations traditionnelles qui dépeignent ce combat spirituel. Il me semble bon de chercher à percevoir d’abord le lieu central du combat, avant d’entrer dans une analyse plus fine. Ce centre du combat, je le trouve très bien exprimé dans un texte du Patriarche Athénagoras :

« Il faut mener la guerre la plus dure contre soi-même.
Il faut arriver à SE DESARMER.
J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible.
Mais maintenant, je suis désarmé.
Je n’ai plus peur de rien, car l’Amour chasse la peur.
Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison,
de me justifier en disqualifiant les autres…
Je ne tiens plus particulièrement à mes projets ;
Si l’on m’en présente de meilleurs,
ou plutôt non pas meilleurs, mais bons, j’accepte sans regrets.
J’ai renoncé au comparatif…
Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur.
c’est pourquoi je n’ai plus peur. »

L’objectif reste bien ce verset du psaume 33 que Benoît a cité dans le Prologue : « cherche la paix, poursuis-la » et ce combat est celui du désarmement. L’ennemi est à l’intérieur et il s’appelle la volonté d’avoir raison, la volonté de SE JUSTIFIER en disqualifiant les autres.
Le discernement reste une arme redoutable qui se retourne contre celui qui la possède quand il disqualifie les autres. La volonté de se justifier est la racine du mal : Jésus, dans sa relation avec les pharisiens, et toute la réflexion de saint Paul l’ont établi de façon éclatante ; mais l’auto-justification repousse toujours en nous, jusqu’à la fin…
Le signe que l’on mène ce bon combat, ce combat intérieur contre sa propre justification, c’est la confiance, le fait que la peur disparaît. Si je me désarme, si je me décrispe de moi, l’autre ne me fait plus peur, et devient même pour moi une promesse de bonheur. Je deviens capable de dire à mon ennemi : « Je ne sais plus si j’ai raison ; viens, parlons. »


§ 2 : référés à un « père-comme-le-Christ »


Benoît attribue à l’abbé du monastère une fonction de « père-comme-le-Christ ». Elle convient bien aussi au père spirituel, à celui qui a mission d’accompagner un oblat bénédictin.
Le modèle paternel classique est aujourd’hui soupçonné et quasiment en faillite ; le mot paternalisme est péjoratif.
C’est à l’image du Christ que l’abbé doit devenir père ; or le Christ lui-même est celui qui nous a dit de n’appeler personne « père » ici-bas, et qui nous renvoie constamment au seul Père du ciel ; ceci justifie que nous mettions en question les représentations les plus communes de la paternité, marquées par la puissance, l’ordre, le jugement et la punition ; à partir du Christ, il y a du nouveau dans la paternité, et c’est l’obligation de renvoyer à la source première, la véritable origine.
L’élément qui devient central dans la fonction paternelle à partir du Christ, c’est la TRANSMISSION :
Le Christ est père pour les disciples parce qu’il leur TRANSMET tout ce qu’il a reçu, et ce qu’il a reçu du Père, c’est son être même qui est d’aimer.
Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.
Ce faisant, il nous apprend à transmettre nous-mêmes la vie reçue de lui.
Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
L’amour comporte en soi une fonction de paternité ; tout amour vrai engendre, comme naturellement ; l’amour se transmet, se livre (c’est le même mot en grec comme en latin).
Cette livraison de soi de l’amour apparaît comme le contraire d’une possession jalouse. Celui qui aime ne s’appartient plus. Du Père d’abord, Jésus dit que celui-ci « a tant aimé le monde qu’il a DONNE son Fils unique », et son Fils, c’est son tout, son unique bonheur. Est père celui qui consent à la dépossession, à l’oblation de ce qu’il a de plus cher, à l’oblation de soi.
C’est un sacrifice non au sens d’une privation ressentie comme douloureuse et héroïque, mais au sens d’une extase, d’une sortie de soi indissociable de son être, d’une révélation de soi. Zundel dit cela magnifiquement : « Dieu n’a de prise sur son être qu’en le donnant. ». Qu’y a-t-il de plus signifiant pour l’amoureux que de donner, de manifester son amour en donnant, en se donnant ?
Cette extase, nous la vivons au quotidien par le don mutuel de toute notre capacité d’aimer, et c’est à la fois la croix et l’exaltation.
L’abbé devient père-comme-le-Christ quand il réveille en lui comme chez ses frères « l’esprit d’adoption », un désir de se donner qui vient de la source unique, le Père du ciel.


§ 3 : tous et le plus jeune


La structure très simple de la communauté bénédictine, celle de la réunion de tous les frères en « conseil » autour de l’abbé, est aux antipodes des complexités de ce qu’on appelle aujourd’hui l’administration.
Cette simplicité du chapitre conventuel a été préservée de toute dérive par la petite phrase sur le plus jeune : « Nous disons que TOUS doivent être convoqués au conseil pour cette raison que le Seigneur révèle souvent à un PLUS JEUNE ce qui est préférable ».
Grâce à cette mention explicite de TOUS et de ce PLUS JEUNE, deux tyrannies ont été tenues à distance raisonnable :
-la tyrannie de l’efficacité
-la tyrannie de la compétence

La tyrannie de l’efficacité tendrait à disqualifier le chapitre conventuel, structure lourde, coûteuse en temps, alors qu’un petit groupe « fonctionne » plus efficacement, plus rapidement. Mais justement notre vie nous demande d’avoir un autre rapport au temps. Nous avons à vivre, non pas à produire. Au chapitre comme au chœur, nous cherchons la communion (TOUS), et non pas l’efficacité. Le démon de la rentabilité, parce qu’il possède le monde, exerce ses séductions à tous les niveaux dans notre esprit, mais nous ne pouvons pas croire et ne devons pas croire qu’il existe une rentabilité spirituelle.

La tyrannie de la compétence est une autre menace pour notre vie, pour la bonne raison que justement notre vie est une protestation contre la compétence. La compétence mondaine juge (on fait partout aujourd’hui des « bilans de compétence »), et par là elle exclut ; dans une communauté réunie en conseil la compétence risque toujours de disqualifier les avis différents. Benoît table sur le bon sens : combien de fois en chapitre, un frère commence par reconnaître son incompétence ! mais cela ne l’empêche nullement de proposer un avis, de faire une remarque judicieuse.
Spirituellement, tout homme est compétent, du début à la fin, du premier sourire de l’enfant (le sourire est toujours marque de l’esprit) au bon larron sur le point d’expirer.

frère David