Ch.31 Le cellérier Etre responsable et se donner

RB 31 le cellérier


Le chapitre 31 est un joyau de la Règle.
C’est sans doute l’un des chapitres les plus facilement adaptables aux réalités extérieures au monastère : monde de la famille, de l’entreprise, des relations en général.
Après le « code pénitentiel » (ch.23-30), texte difficile qui demande un certain nombre de clés d’interprétation et un recul historique, le chapitre 31 inaugure une longue section consacrée à la vie courante (31-52), sous la haute figure du cellérier.
Autant la figure des doyens reste pâle, autant, chez Benoît, celle du cellérier est bien dessinée.
La liste de qualités initiales a beaucoup de points communs avec celle qui caractérise l’abbé, si bien qu’il n’y a rien de surprenant à ce qu’elle se termine par la qualification de sicut pater, « comme un père ».
Cette paternité ne peut être que celle d’un « père comme le Christ » (cf ch.2), un père qui transmet tout ce qu’il a reçu de son propre Père, un père qui ne se pose jamais en origine absolue et toute puissante mais en transmetteur, en relais, en médiateur.
Etre « père comme le Christ » n’est pas réservé à l’abbé ; c’est l’attitude de tout frère en tant qu’il devient RESPONSABLE.
Le cellérier est père aussi en tant qu’il DONNE, il donne ce dont chacun a besoin, il donne de la nourriture, il donne des outils, il donne des soins, il donne une parole…


La responsabilité


Etre responsable, c’est être capable de donner une réponse ; très concrètement, Benoît parle des réponses que donnera le cellérier, et notamment des réponses difficiles, celles que l’on fait aux mauvaises questions, aux demandes déraisonnables. Comment donner de bonnes réponses aux mauvaises questions ? Telle est la pierre de touche de toute responsabilité.
Le Christ a excellé dans les bonnes réponses faites à de mauvaises questions.
Ce qui lui permet cela, c’est un perpétuel décentrement ou plutôt recentrement, que je trouve exprimé dans deux versets-clés, les derniers versets du §12 de saint Jean (v.49-50), c’est-à-dire la finale de ce qu’on appelle le « livre des signes » ; en dépit de leur place très remarquable, on ne cite pas souvent ces deux versets, on les commente rarement, comme s’ils restaient incompréhensibles, hors d’atteinte de notre expérience :
« Ce n’est pas de moi-même que j’ai parlé, mais le Père qui m’a envoyé m’a donné pour commandement ce que j’avais à dire et comment parler ; et je sais que son commandement est vie éternelle ; ainsi donc ce que je dis, tel que le Père me l’a dit, je le dis. »
Cela paraît trop simple, automatique, servile ! On ne le comprend bien qu’en le mettant en rapport avec le Prologue de l’évangile (Jn 1, 1-18) : Jésus est le Verbe du Père, la Parole d’un Autre, la Parole référée à son origine et l’origine de toute parole, et, cependant, dans cette référence, dans cette obéissance absolue, dans cette dépossession permanente, il est l’homme le plus libre qui soit, le plus personnel, le plus original, le plus unique des hommes.
Voilà qui nous en dit beaucoup sur la liberté de notre propre parole, sur les illusions qui s’y logent. Notre parole gagne en personnalité, non en tant qu’elle se DEMARQUE mais en tant qu’elle se REFERE en vérité à son origine ; là, elle devient proprement « originale ».
La responsabilité est une affaire de parole ; est responsable celui qui peut donner sa parole, et en répondre en vérité, c’est-à-dire en référence à son origine.

La ligne que trace le ch.31 pour le cellérier est spirituellement valable pour tout chrétien au niveau des responsabilités qui sont les siennes, et pour le moine du postulant à l’abbé, car chacun est responsable de quelque chose et de quelqu’un, à commencer par la responsabilité de soi-même, et c’est sans doute là la tâche la plus ardue, que les autres responsabilités aident à oublier.
Que veut dire encore « être responsable » ?
Il s’agit d’une ligne de crête qui est exprimée génialement en deux phrases conjointes : « Qu’il prenne soin de TOUT. Qu’il ne fasse RIEN sans ordre de l’abbé. » TOUT et RIEN !
Le tout qui est épuisant, le rien qui est frustrant…
Avec, à la clé, une double tentation : tentation de tout prendre ou de tout laisser tomber, toute-puissance ou démission.
La responsabilité connaît ces deux abîmes, tout prendre, se muer en pouvoir à la façon du monde, « c’est moi qui commande », et tout laisser tomber, s’atrophier en démission, « après moi le déluge ».
Le vrai « responsable » refuse ces deux attitudes.
Comment marcher sur cette ligne de crête, entre ces deux abîmes ?
Ce chapitre ne cesse de représenter cet équilibre instable, qui fait marcher entre avarice et prodigalité, raison et bonté, perfectionnisme et négligence, générosité et suffisance. Si un responsable ne souffrait aucun tiraillement dans l’exercice de sa charge, sa bonne conscience serait suspecte.
Jusqu’où suis-je responsable ?
Jusqu’où suis-je responsable des frères qui me sont confiés ?
JUSQU’A CE QU’ILS SOIENT DEVENUS EUX-MEMES RESPONSABLES.
Cela n’est pas si simple ; si je m’occupe trop de leurs moindres faits et gestes, eux-mêmes ne deviendront jamais responsables, je vais les étouffer ; si je démissionne trop facilement, ils ne deviendront jamais responsables non plus, et resteront captifs de leurs caprices, de leur volonté propre, de leur subjectivité infantile.
Le responsable est celui qui sait et veut rendre les autres responsables. Point.
A l’inverse, l’homme irresponsable se montre incapable de déléguer le moindre pouvoir, ce qui fait que les personnes autour de lui sont maintenues en situation d’irresponsabilité, d’infantilité ; cercle vicieux !
Mais un bon responsable se reconnaît au fait que son équipe est très responsable, et qu’il peut se reposer sur eux, leur confier tous les pouvoirs, et faire toujours plus confiance.


Le principe de Peter


La mission impossible du cellérier, le type même du RESPONSABLE, m’amène à évoquer le principe de Peter.
Qu’est-ce que le « principe de Peter » ?
On l’appelle aussi la loi d’incompétence maximale.
A la fin des années 60, ce Peter fait une satire cinglante de l’administration, en entreprise comme dans les collectivités publiques.
Le principe d’incompétence repose sur le phénomène de promotion dans une administration. Plus vous êtes compétent, plus vous montez dans la hiérarchie… jusqu’à vous retrouver parfaitement incompétent ; au contraire, quelqu’un d’incompétent n’a pas de promotion et stagne. Le jeu des promotions pousse donc chacun jusqu’à son niveau d’incompétence maximale, et là seulement il s’installe pour longtemps ! Par ce phénomène, tout le monde se retrouve toujours incompétent…
Il y a deux éléments distincts dans cette problématique qu’il faut bien analyser, une loi de la vie, personnelle et naturelle, et une loi sociologique, culturelle
La loi naturelle, c’est que la vie impose à chacun de se cogner la tête à ses limites, sinon on ne vit pas vraiment, vivre veut dire pro-gresser, marcher en avant, il faut que la vie me mette en défaut pour que ça vaille la peine, dès mes premiers pas. Il faut que j’aie envie d’apprendre à marcher alors même et parce que je sens bien que je vais me casser la gueule, mais tant pis, j’ai ma couche-culotte, ça amortira la chute, je fonce ! Vous allez voir de quoi je suis capable…
La loi sociologique corollaire, c’est le jeu des ambitions et des rivalités, la soif de pouvoir, le pouvoir de ce monde que Jésus dénonce, avec ses convoitises et ses perversions, monde de Peter qui court à l’échec avec frénésie ! (songez à ce que fait un pouvoir qui stagne et ne songe qu’à se prolonger, se reconduire, se conserver !)
Toute cette vision repose sur la confusion entre responsabilité et pouvoir.
Benoît, à la suite de l’évangile, exalte au contraire la distinction entre responsabilité et pouvoir.
La responsabilité, comme l’autorité, est ce qui fait grandir (augere) ; le pouvoir au contraire ne fait grandir personne ; l’homme de pouvoir écrase les gens qui l’entourent et les pousse à s’écraser, à démissionner toujours plus, à se déresponsabiliser.
Entre pouvoir et responsabilité, il y a la différence essentielle d’une parole qui est une parole de « référence », comme celle de Jésus.


Donner et se donner


La dernière note du chapitre reprend pour la troisième fois l’expression « ne pas contrister ».
L’exercice de la responsabilité expose à la contrariété, celle que peut éprouver le responsable et celle qu’il risque d’infliger à des frères.
J’ai caractérisé la fonction de cellérier comme celle d’un père qui donne, qui donne comme le Christ.
Quand on donne à quelqu’un, de la main à la main, un objet, quel qu’il soit, une cuiller, un stylo, un papier, il suffit de presque rien, une préhension un peu forte, un retard minuscule dans le lâcher, pour que s’affirme la possession du don ; il ne suffit donc pas de donner objectivement et conformément à la justice ; le don n’est pas la chose donnée, mais la relation dont la chose est le signe, une relation d’amour.
C’est pourquoi nous avons tous à apprendre tout au long de notre vie à donner en plénitude, entre l’avarice qui ne sait pas donner parce qu’elle retient, et la prodigalité qui ne sait pas donner parce qu’elle s’en fout et qu’elle a déjà tout laissé tomber.
Il y a une façon de donner un plat, de donner la main, de donner un outil, de donner la moindre chose, qui rend joyeux ou qui rend triste.
Même le plus beau des cadeaux, s’il est donné sans amour, par un père distant ou distrait…
Si un papa au pied de la crèche un soir de Noël ne prend pas le temps de regarder son fils déballer son cadeau, le découvrir, guetter dans les yeux du père l’étonnement, l’émerveillement, la joie, si ce père laisse seulement l’objet là, et son fils là devant l’objet comme un objet, ce cadeau sera triste à pleurer. Le monde des objets est triste.
Le présent n’est rien sans la présence.
Donner ne signifie rien si celui qui donne ne se donne pas avec ce qu’il donne.
J-L.Chrétien : « Il y a des dons silencieux. Il n’en est pas de muets. La parole seule ouvre la dimension du don, car sans elle, jamais je ne pourrais avoir l’assurance que quelque chose est donnée, ni que ce soit bien à moi qu’elle est donnée. […] Que le don veuille la parole signifie qu’il veut deux paroles ; celle qui donne et celle qui reçoit. Car le don ne commence que là où il s’achève, là où il est reçu. Ce qui n’a pas été reçu n’a pas été donné, abandonné seulement. »
Apprendre à donner est aussi long qu’apprendre à parler en vérité, qu’apprendre à aimer.


frère David