Ch.7: l'humilité, 12° degré Une pose, une caricature?
Le 12° degré : une pose ?
Le 12° degré nous étonne en ce qu’il semble revenir à l’extérieur, à l’apparence, au corps, après avoir été au cœur. Cette attitude ultime semble étonnamment superficielle : « les yeux baissés » (ter), une attitude de simple modestie !
Il y a même ce paradoxe d’une humilité qui « se signale aux regards » ! comme une exhibition de l’humilité, et cela nous paraît suspect et peu crédible, caricature.
Positivement, on peut comprendre qu’il existe une humilité lumineuse, un RAYONNEMENT bienfaisant de l’humilité.
D’un autre côté, je relève que saint Benoît apporte une note essentielle en précisant « toujours, à toute heure, sans cesse, en tout lieu », ce qui exclut qu’il puisse s’agir d’une pose, comme la pose qu’on prend pour le temps limité d’une photo, avec tout ce que cela comporte de raideur et d’artifice.
En pensant à cette pose, je revois pourtant cette pose humble et peut-être humiliante des longs plans fixes de visage de face du film « Le Grand silence » : obstination d’une humilité qui consent à être traquée et humiliée encore à travers un regard qui dévisage.
A travers cette insistance sur le « toujours », on voit qu’il s’agit d’une nature transformée, transfigurée. Quand le cœur est profondément habité, le corps est transformé ; il n’y a pas opposition dualiste mais interpénétration, communication permanente entre la surface et la profondeur dans les deux sens.
Il n’est pas vain de faire travailler son corps pour assouplir son cœur, et le cœur aussi en travaillant modèle quelque chose du corps, et notamment les yeux, le regard.
L’unité intérieure, l’unité d’une personnalité est un phénomène d’incarnation : l’esprit prend corps, comme on dit « prendre » pour une mayonnaise, ça prend ainsi pour une personne, et ça change tout, au goût et à l’aspect.
Si, par cette force de l’unité, l’humilité « se signale aux regards », elle se signale aussi par le regard ; à trois reprises Benoît parle des yeux : deux fois « les yeux baissés à terre », une fois « je ne suis pas digne de lever les yeux aux cieux. » ; réapparaissent ainsi le ciel et la terre, l’abaissement et la montée, la vision initiale avec l’image de l’échelle entre ciel et terre.
« Dieu était là et je ne le savais pas. », révélation d’une présence. Jacob n’accède au ciel que par l’effacement du sommeil, la passivité la plus fondamentale et commune, les yeux non seulement baissés mais fermés.
La croix dans les yeux
A y regarder de plus près, il ne s’agit pas des yeux « baissés », mais defixis in terram (bis), « fichés en terre », PLANTES, fixés, enfoncés dans la terre ; ce qui m’a frappé est que le premier exemple donné par le Gaffiot pour ce verbe est celui d’une « croix fichée en terre ».
Ce qu’il y a de plus mobile dans un corps, les yeux, sont fixés, plantés en terre, comme la croix.
Stat crux dum volvitur orbis, « la croix est stable tandis que tourne la planète »
Le moine du 12° degré est devenu lui-même l’échelle sainte, la croix du haut en bas. C’est ce qu’annonçait Benoît tout au début : « les montants de cette échelle sont notre corps et notre âme. »
Une phrase de Jean-Louis Chrétien résonne avec ce 12° degré : « la croix ne flotte pas au-dessus de notre souffrance et de notre misère, elle est PLANTEE en elle. » (Répondre, p.233)
Le 12° degré est peut-être cela : quand la croix ne flotte plus au-dessus, ou au loin, mais qu’elle est au plus près, plantée, fixée dans notre souffrance et dans notre misère, devenue le point fixe, la référence de notre vie.
Nous n’aimons pas la croix, nous détestons la souffrance, et voudrions tant avec nos contemporains pouvoir zapper, en stigmatisant un certain masochisme chrétien insupportable, même nous les moines, qui sommes officiellement les professionnels chrétiens de la mortification !
Alors des gens en quête spirituelle s’en vont vers le bouddhisme qui ose affirmer que la PREMIERE des « quatre nobles vérités » est justement la souffrance, inévitable, incontournable…
Ce 12° degré fait passer dans notre corps la prophétie sur laquelle se clôt la crucifixion chez Jean : « Ils regarderont… ». Au point d’en avoir les yeux crucifiés.
Allons-nous faire croire aux gens que la vie monastique est la « mélodie du bonheur » ?
Yves de Montcheuil écrit :
« La souffrance n’est pas un pis-aller, un accident fâcheux qui vient compliquer les choses et ajouter un fardeau. Elle est la voie.
La Passion de Jésus n’est pas seulement la conséquence de son témoignage : elle en est aussi le point culminant. » (Notes, p.85)
Et Saint Jean de la Croix : « Ne cherchez pas le Christ sans la croix. »
O bona crux !, disait saint André.
Si c’est là mensonge ou erreur, que faisons-nous à les suivre ?
L’humilité qui permet à Dieu de se révéler
Le dernier mot du chapitre est celui qui est traduit par « manifester », demonstrare. « Voilà ce que le Seigneur dans son ouvrier purifié des vices et des péchés, daignera MANIFESTER. »
La REVELATION est le dernier mot et la raison ultime de l’humilité ; l’humilité est le consentement à une parole, un langage de Dieu à travers nous jour après jour.
Ce qui est par là révélé, manifesté, démontré, c’est l’amour qui chasse la crainte, Dieu lui-même chassant la peur viscérale de l’homme dans ce monde.
Il est essentiel de comprendre que, dans un premier mouvement, LA CRAINTE DE DIEU ETABLIT L’ALTERITE.
Un autre qui ne me fait aucunement peur, qui ne me menace en rien, n’existe pas ; les mythes et les contes nous montrent que les parents eux-mêmes, les premiers témoins de l’amour, sont parfois vus comme des ogres qui menacent de dévorer leurs enfants.
Si Dieu existe, et s’il est autre, transcendant, tout autre, la crainte authentifie cet autre, et c’est pourquoi tout commence avec cette crainte.
Mais la crainte reste d’autant plus active que je ne laisse pas cet autre se révéler pour ce qu’il est vraiment, que j’empêche sa révélation dans le mouvement même où je prétends vainement me révéler moi-même, m’affirmer, me faire ma place au soleil.
Si lui se révèle par contre, il devient susceptible, comme un père et une mère pour son enfant, de me manifester de l’amour, et de plus en plus.
L’obstacle à la révélation est en moi, comme cette crispation produite par la peur, qui raidit en moi toute possibilité d’accueil.
Les révélations bibliques ont souvent comme première parole : « sois sans crainte, ne crains pas, ne craignez pas, n’ayez pas peur ! ».
Cette décrispation est un véritable travail, que dit bien le mot « ouvrier », operarium suum, « son ouvrier », comme au Prologue, ouvrier de Dieu, ouvrier de sa révélation par le travail de l’humilité, de l’obéissance, de mon silence au profit de sa parole.