Ch.35 Le service mutuel "Qu'ils se servent les uns les autres!"

L’échange vital du repas


Il vaut la peine d’explorer et de creuser la structure et les articulations de la Règle.
Entre les ch. 34 et 35, nous nous trouvons devant une articulation.
Après quatre chapitres sur les biens du monastère, sur l’AVOIR (substantia, trois fois dans le chapitre du cellérier), nous trouvons sept chapitres autour du REPAS.
Y a-t-il un lien symbolique entre ces deux thèmes ?
Effectivement, un lien très profond et à plusieurs niveaux !
Benoît vient de pourfendre le « vice de la propriété » en exaltant l’ECHANGE : dans la vie bénédictine, il s’agit constamment de demander-donner-recevoir, sans rien posséder à part. Or, en traitant de la nourriture, Benoît traite d’un échange vital universel et incontournable : l’échange digestif, échange qui peut sembler d’abord strictement interne et individuel, et qui l’est pour une part ; mais, en obligeant les moines à limiter leur consommation de nourriture aux seuls repas communautaires, Benoît fait de ce domaine tout à fait individuel le lieu d’une possible communion.

La cuisine est par ailleurs le royaume de ce qui ne peut se thésauriser, de ce qui n’a de sens que d’être consommé, mis en circulation, et à l’époque de Benoît, sans frigo ni congélateur, c’est beaucoup plus flagrant qu’aujourd’hui.
Le « cellérier » est originellement celui qui garde le cellier, là où sont les vivres, les réserves qui demandent une attention soutenue parce que ça périt, ça pourrit, ça moisit, ça tourne, ça rancit, ça surit, ça s’évente, ça se gâte, les rats et les souris s’en mêlent, les charançons, les vers dans la farine, et aujourd’hui les DLC et les DLUO (dates de péremption !)…
Ce travail de gestion est quotidien et absolument décisif.
Aujourd’hui, ce travail s’est déplacé du cellérier vers le cuisinier, mais cela reste une tâche très astreignante que de veiller sur le fruitier, sur les réserves, fraîches, congelées, sèches. Ce travail de gestion ne cesse jamais, ça tourne toujours, on ne peut pas arrêter le mouvement, toutes les semaines, il faut faire son marché, toutes les semaines, ça s’épuise et il faut repartir aux courses.
Vue sous cet angle, la gestion du périssable prend vite un caractère obsédant. Si l’on ne regarde que les choses, l’avarice peut à nouveau menacer…
Alors Benoît regarde l’autre face du même problème, sa face noble, le repas, et au lieu de focaliser sur les CHOSES, il regarde les PERSONNES, hôtes mutuels du repas et serviteurs mutuels du repas.
Avons-nous assez conscience de ce que, dans ce domaine de la nourriture, aucune vacance n’est possible ? Il y a TOUJOURS des repas à préparer, et cette quasi-fatalité peut tourner au cauchemar pour une mère de famille ! Toutes nos vacances, nos retraites, ne sont possibles que par le transfert de cette charge sur d’autres personnes, par le SERVICE…


Le service comme désappropriation


En passant du ch. 34 au ch. 35, la Règle nous fait faire spirituellement un passage extraordinaire.
Il était question de chacun pour soi, de mes besoins qui ne sont pas ceux du voisin, il est question maintenant de ce qui fait le cœur de la relation communautaire : « ils se serviront les uns les autres ».
Il était question de l’avoir, il est question maintenant de l’être, « être au service, être serviteurs », les uns pour les autres.
Or il y a un autre lien très naturel entre ces deux chapitres : c’est que la nourriture est le premier besoin, un besoin essentiel et individuel, mais voilà, chez les bénédictins, la nourriture est humanisée d’emblée en repas, grâce à un service mutuel ; nous ne sommes plus dans un régime individuel de chasse et de cueillette, mais, entre mes besoins et leur satisfaction dans un repas, il y a cette médiation essentielle du service.
Au passage, je me demande si les repas en libre-service ne sont pas une expression parfois assez brutale du retour au régime de la chasse et de la cueillette ?
Nous restons toujours menacés de régression dans ce domaine, la nourriture se manifestant en chacun d’entre nous comme le lieu d’un besoin des plus primaires et des plus tyranniques, avec son corollaire, la peur, la peur archaïque de manquer.
Pour le moine bénédictin, le repas communautaire est le mode UNIQUE de satisfaction des besoins de nourriture, puisqu’il est bien spécifié que l’on ne mange jamais en dehors des repas : cela en dit très long sur ce que nous voulons devenir : des hommes débarrassés de nos peurs archaïques, par la grâce de la communion, des hommes nouveaux.
La transposition de cette analyse dans le monde séculier me semble pertinente et même urgente, à l’heure où se généralisent les libres-services de toutes sortes, les repas sandwiches sur le pouce à midi sur le lieu du travail, et le soir, « trop crevé pour cuisiner ! », frigo, micro-ondes, plateau-télé… La médiation du service est bien toujours là, mais elle est oubliée ou même niée parce que monétisée, devenue marchande. Les repas partagés du dimanche sont parfois le dernier asile de la rencontre familiale où chacun peut avoir une dignité égale d’hôte et de serviteur. Et alors, quelle joie !

Dans ces chapitres, c’est bien la même attitude évangélique qui est à l’œuvre ; des deux côtés, de l’avoir et de l’être, saint Benoît nous propose la même chose, une désappropriation ; de même que je ne suis pas propriétaire mais seulement usager des outils dont j’ai besoin, de même je ne suis pas propriétaire de moi-même (pas même de mon corps et de mes volontés), je suis « à l’usage des autres », serviteur.
Ce que dit la non-propriété par rapport à l’avoir, le service l’exprime par rapport à l’être. Le service des autres est la plus belle désappropriation de soi que l’on puisse imaginer. Devenir serviteur, c’est vraiment ne plus s’appartenir, être pour les autres avant d’être pour soi. J’accepte d’être au service des autres à mes dépens, en me dépensant moi-même…
Le moine qui accepte de servir ne s’appartient plus, il est à l’usage de ses frères. Le service est une forme très ordinaire de sacrifice, mais, puisque déjà le moine n’a rien en propre, il s’agit du sacrifice de son être, de son temps, puisqu’il n’a plus que cela à donner.
Ghislain Lafont parlant de la vie monastique donne un relief extraordinaire à cette réalité spirituelle toute simple :
« Nous qui ne sommes pas Dieu, avons une faiblesse congénitale : nous sommes quelque chose en nous-mêmes ! Si nous voulons conformer ce quelque chose à l’Image de Dieu, il faut immédiatement le mettre en circulation, c’est-à-dire sortir de ce misérable avoir pour nous projeter sans cesse soit vers Dieu, soit vers les autres… mourir, c’est-à-dire renoncer à toute possession de soi à part pour entrer dans l’immense circulation de la vie… sacrifice et joie vont ensemble… l’amour humain est lié au sacrifice parce que la vie est extase, et que Dieu est Trinité… dans la définition même de la vie de Dieu, il y a ce vertigineux mouvement d’extase qui, pour nous, hommes, ne s’exprime qu’en termes finalement négatifs, sortir de soi, s’oublier, se perdre. » (Des moines et des hommes, p.110-112)
Avec Benoît, on peut ajouter « servir » : le service que Benoît nous propose est la face indiscutablement positive de ce mouvement sacrificiel de sortie de soi.
Vous connaissez la petite fable de Tagore :
« Je dormais et je rêvais que la vie n’était que joie.
Je m’éveillai et je vis que la vie n’était que service.
Je servis et je vis que le service était la joie. »

Il existe donc une ‘extase’ du service, une joie du service.
De fait, a contrario, l’expérience de l’écoute des personnes au chômage, la parole des psychologues, mais aussi le souvenir de certains de nos frères anciens nous confirment que l’une des détresses les plus profondes que connaisse un homme est celle de ne plus pouvoir servir en étant serviteur de ses frères, angoisse de ne servir à rien, d’être devenu inutile, inutilisable, de se voir alors soi-même comme déchet, jetable, et donc avec dégoût.
Saint Benoît nous propose par le service le trésor d’un bonheur durable.


Primat du service


Le service précède.
Pas de repas possible sans anticipation du service.
Le service est PREMIER. Il est donc prioritaire. Tout commence par là. Pour pouvoir inviter, accueillir des hôtes, il faut se faire serviteur. Le Christ lui-même, avant de se faire nourriture, s’est fait serviteur !
Dans une thèse sur la symbolique de la table à travers le temps, le dominicain Jean-Claude Sagne explique que la forme en U caractéristique de nombreuses représentations de la Cène, caractéristique aussi de la table monastique, est celle qui met au centre le servant, le serviteur.
Au ch.35, saint Benoît ne fait aucune citation évangélique, mais l’allusion est transparente avec le v.9 : « celui qui entre et celui qui sort laveront les pieds de tous. ». La table et le lavement des pieds sont l’événement fondateur de la communauté chrétienne.
L’amour mutuel se reçoit et se manifeste dans le service mutuel. Benoît précise que nul ne doit en être dispensé sauf motif grave.
Ce caractère COMMUN à tous de certains de nos services (il n’en reste pas énormément) est fondamental dans la vie bénédictine. La vaisselle et parfois quelques pluches communes, le roulement des services de la table et de la liturgie autant que le permettent l’âge et les handicaps, ne peuvent disparaître sans que l’on touche à notre identité de moines cénobites.
Le caractère TOURNANT du service est aussi un point d’insistance majeur de Benoît dans ce chapitre : « ceux qui sortent et ceux qui entrent », pour la « semaine » de service ; les serviteurs sont appelés « semainiers, hebdomadiers », c’est le titre !
Le service est donc tournant, temporaire.
Le fait que ce service soit temporaire a une grande importance : de ce fait, le moine ne peut pas s’identifier une fois pour toutes à son rôle de serviteur.
Celui qui de façon paranoïaque s’imagine être l’esclave des autres s’illusionne !
Même si certains services deviennent concrètement des « emplois », l’esprit de la Règle veut que le service soit partagé, qu’on se relaie et qu’on s’entraide dans les services les plus pénibles.
Par là, tout travail et toute corvée échappe à son caractère de fatalité ou de malédiction. Notre vie nous oblige à reconnaître que si nous sommes les serviteurs de nos frères à tel moment ou pour tel service, nous sommes nous-mêmes servis comme des pachas à d’autres moments et redevables aux autres pour d’autres besoins, des besoins quotidiens, à table, pour notre linge, nos besoins administratifs, un déplacement, la santé, la liturgie…
Nous sommes serviteurs mais nous sommes rois aussi, il est essentiel de le reconnaître, parce que telle est la proclamation chrétienne.
Dans la Bible et surtout dans l’évangile, et la personne de Jésus, le service possède une forte dimension eschatologique : le Serviteur souffrant de la Passion est lui aussi EN VUE de la Résurrection. C’est pourquoi il est DEJA Roi.
Dans ce chapitre, de façon caractéristique, Benoît place comme fond de tableau de tout repas le dernier repas de Jésus avec ses disciples. Et l’inversion des rôles qui y est inaugurée par Jésus donne le sens de tous nos services : « Quel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Mais moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert ! » (Lc 22, 26-27) Telle est la loi du Royaume.
Dans la vie monastique, comme dans l’Evangile, le SERVICE transfigure le « travail », et tout travail monastique n’a de sens que d’être d’abord un service, c’est-à-dire d’être référé aux PERSONNES avant d’être référé aux CHOSES, à cause du Royaume.

frère David