Le Jeûne: mesure de la nourriture ou mesure du temps? Ch. 41 Vers le désir spirituel…

Le chapitre 41 nous montre que le jeûne monastique est tout entier une question d’horaire : l’heure du repas est retardée…
Pour Benoît, le jeûne monastique est une affaire de patience : on diffère la satisfaction d’un besoin ; on ne le nie pas, mais on le relativise, on le met à distance, on l’éloigne.
Il s’agit toujours comme dans les deux chapitres précédents d’une question de mesure, mais c’est la mesure du temps qui prend la place de la mesure des choses.
Avec les BESOINS surgit la tentation de l’immédiat : « c’est un besoin, alors, c’est tout de suite ! » « il faut que je mange quelque chose, sinon je vais me trouver mal » ; la tyrannie du besoin s’exprime clairement ici, à travers la peur, la peur de se trouver mal, la peur de souffrir. Le besoin est toujours tyrannique, du moins dans notre tête ; concrètement, nous sommes beaucoup plus souples que nous le croyons. Il suffit de voir ce que supportent les animaux, domestiques ou pas, alors même que les animaux ne connaissent que ce régime du besoin ; ils sont capables d’une patience extraordinaire !
La mise à distance de cette peur de souffrir, de ce besoin de manger tout de suite, par la patience, ouvre une porte au désir.
Par là, le jeûne rejoint la prière. Quelques lignes du P. Varillon, qui s’appliquent à la prière, expriment le sens du jeûne selon cette tradition monastique :
« Il faut, oportet, donner du temps à Dieu simplement pour lui donner du temps…
le temps est la trame de l’existence sur laquelle se brode l’activité…
le temps qui s’écoule est un temps perdu pour l’activité humaine, au sens où Madeleine a brisé le flacon, le parfum est perdu, mais c’est un temps donné et qui est donné à Dieu parce qu’il est perdu…
Quand Dieu est un désert, je ne puis faire autre chose que de lui donner du temps. » (Beauté du monde et souffrance des hommes, p.383)
Toute la vie d’un moine est placée sous le signe du temps donné à Dieu ; le fait que les repas puissent en être affectés est donc plein de signification. Je n’ai pas d’autre moyen de donner ma vie que de donner du temps, à ceci plutôt qu’à cela.
Cette attitude ne consiste pas à nier mes besoins, mais à affirmer que ma vie est reçue de Dieu, et que, comme telle, elle devient un lieu de liberté et non de peur et de tyrannie.

Pour saint Benoît, le jeûne s’exprime donc par une attente, une patience, un retard consenti : DIFFERER la satisfaction de mes besoins, non pas nier les besoins, mais les mettre un peu à distance, dans le temps, jouer sur le temps.
L’émergence de l’humanité hors du monde animal réside dans cette mise à distance croissante du besoin, la capacité d’un détour, la sortie d’une fixation obsessionnelle sur les besoins, la sortie de l’immédiat. L’homme est l’animal qui consent à un détour, à la fois coûteux et intéressé. La plantation d’un arbre représente un détour extrêmement coûteux et patient par rapport à la cueillette ; le travail apparaît toujours comme une patience, un détour coûteux par rapport à la satisfaction du besoin.
Ce détour qui prend du temps est déjà apparu comme la marque du petit d’homme, objet de la plus longue é-ducation (sortie de l’immédiat) ; l’enfant d’homme le plus intelligent est d’abord très retardé par rapport au petit singe le plus niais. Mais ce retard est créateur.
Dans le jeûne de l’adulte, ce retard est encore créateur d’humanité, créateur de désir, et aussi de liberté.

Voilà qui est très intéressant à l’heure où les chrétiens de France découvrent, en voyant leurs frères musulmans, que jeûner n’est pas d’abord affaire de quantité mais un rapport au temps, à l’attente, c’est-à-dire au désir. On ne jeûne pas si l’on n’a pas faim, mais plus on attend, et plus la faim se fait présente, et pressante, et donc plus le combat du désir est manifeste.
La dimension collective de ce jeûne est aussi très claire. Avec la mesure, chacun reste dans la dimension PERSONNELLE ; avec l’horaire, tous sont ENSEMBLE en train de jeûner. Si le ramadan a traversé les siècles, c’est sûrement en raison de son caractère COLLECTIF très contraignant. L’horaire vaut pour tous, même si chacun voit midi à sa pendule.
Abraham Heschel, dans Les bâtisseurs du temps, montre admirablement que la Bible, et le judaïsme à sa suite, amène l’homme à opérer un transfert de l’objet du désir : passer de la convoitise des choses au désir du temps : « On transpose ainsi notre convoitise des choses de l’espace en convoitise des choses du temps, en enseignant à l’homme à convoiter le septième jour durant toute la semaine… ‘Tu convoiteras les choses du temps’ ». On est proche de saint Benoît parlant d’ « attendre la sainte Pâque dans la joie du désir spirituel ».
Tel est le sens du jeûne, et c’est pourquoi les temps, les jours et les heures y jouent un rôle essentiel. Pour les heures, on peut dire que la tradition monastique catholique s’est perdue ; pour les jours, l’imaginaire collectif a gardé la mémoire du vendredi. Pour les temps liturgiques, le carême reste un ilôt dans l’année, au lieu de la grande vague annuelle que dessinait saint Benoît. C’est peu, très peu…
Sans doute faut-il voir là notre faiblesse face à la pression collective qui s’exerce précisément dans ce monde du temps, une pression hautement matérialiste, qui réduit le temps à une succession chronométrique totalement indifférenciée, avec, comme contrepartie positive, l’optimisation des rendements en tous lieux, accélération donc, et négativement, un effondrement du temps psychologique, avec sa kyrielle de pathologies, dont le stress et la dépression moderne.
Balthasar écrit : « Le temps est la grande école de l’amour. et si le temps est le tissu de notre existence, c’est donc l’amour qui est aussi le tissu de notre vie. » (Le cœur du monde, p.19)
Comment réinvestir le royaume perdu du temps qui nous est offert ?

Ce chapitre 41 sur les heures du repas constitue une charnière symbolique assez extraordinaire : on parlait de repas et l’on en vient à traiter des heures, sans transition mais sans rupture ; puis, au chapitre 42, après avoir dit pour le repas du soir, « en tout temps, que tout se fasse de jour », saint Benoît enchaînera avec un autre « en tout temps… aux heures de la nuit ». Il nous fait passer de la convoitise de nourriture à la convoitise des choses du temps, et qu’est-ce qui apparaît alors une nouvelle fois ? La lecture ! cette nourriture spirituelle qui avait elle-même primé sur la nourriture matérielle quand Benoît traitait du repas.
La Règle tout entière pourrait être étudiée sous l’angle d’un traité du temps : il s’agit perpétuellement d’obéir au temps, d’entrer dans le temps, d’être disponible au temps comme on est disponible à la grâce. « J’ai une nourriture que vous ne connaissez pas ! », disait Jésus (Jn4)
Le temps du VI° siècle n’a rien à voir avec le nôtre ; il est encore purement organique, mouvant et souple par définition, saisons, jours, heures, définis par les périodes solaires, flexibilité selon les temps liturgiques… le nôtre est devenu beaucoup plus mécanique, il tend à devenir rigide comme les aiguilles ou les bâtonnets lumineux de la pendule.
Nous expérimentons tous que le temps existe peu hors du rapport conscient que nous entretenons avec une montre, une pendule, une cloche, avec le temps des autres, et donc avec les autres ; le temps est un puissant médiateur dans nos relations. Quand quelque chose nous passionne, aucun sentiment de durée n’existe, nous sommes tout entier dans le présent, dans la présence, présence à autrui, au livre lu, au film vu, à l’enseignement reçu, au chant, à la prière… quand vient l’ennui, le déplaisir, la souffrance, la durée se fait endurer, et il y a des minutes qui paraissent des heures.
Ecoutons encore cet extrait des très belles pages de Balthasar dans Le Cœur du monde (p.13s) :
« L’espace est froid et raide mais le temps est vivant ; l’espace désunit mais le temps fait se rejoindre toutes choses. […]
Fais donc confiance au temps. […] Souvent l’espace manque, mais le temps, a-t-il jamais manqué ? […] Le temps est aussi long que la grâce. Abandonne-toi à la grâce du temps. »

frère David