RB 48 Le travail Ora et labora et lege

« Le fil triple ne rompt pas facilement »


Le chapitre du travail (48) est très important et à juste titre l’objet d’études et d’intérêt constant de la part non seulement des moines mais de la société civile.
Parfois cela m’agace un peu : vague éloge du travail à partir d’une analyse superficielle au mépris de la considération juste de la prière et très souvent aussi de la lecture.
Or justement, l’originalité bénédictine fondamentale est le fait que Benoît entrelace constamment, complètement et pour tous, travail manuel, lecture et prière, comme une corde à trois brins, dont Qohélet dit la solidité à toute épreuve (Qo 4,12)
Il y a bien souvent dans la presse des articles sur le « travail monastique ». On peut se demander pourquoi cet intérêt pour nos bricolages.
Je crois que cela rassure les lecteurs et tous les bons chrétiens de savoir que les moines travaillent ; avec des originalités, des spécificités, mais enfin, ils travaillent. L’histoire positive des manuels scolaires préfère aussi retenir les moines travailleurs, défricheurs, artisans, civilisateurs, constructeurs, plutôt que les « affreux » clunisiens et leurs usines à messes. Parce que la prière perpétuelle est peut-être pour le monde un rappel trop dérangeant de l’urgence spirituelle… On parle alors de ce qui est commun à tous les hommes plus que du désir singulier de Dieu !
Mais saint Benoît ne s’intéresse pas d’abord au travail, ce chapitre arrive après tout le reste, c’est une nécessité mais ce n’est pas l’objet du choix monastique, seulement le respect réaliste de la condition humaine commune (« si la nécessité du lieu ou la pauvreté l’exigent »). Le travail en soi n’est l’objet d’aucun enthousiasme, il ne donnera lieu à aucun éloge de la créativité, de l’apprentissage, des savoir-faire ou de la rentabilité, mais au contraire à une mise en garde (ch.57).
Le travail est une technique de combat, c’est ce que nous dit le premier verset : « l’oisiveté est ennemie de l’âme. » Alors n’attendons pas du travail tout le sens de la vie bénédictine. La Règle nous l’a déjà dit : le travail ne prend sens que par la référence à l’autre ; sous cette forme il s’appelle le SERVICE mutuel.
Un rapport au temps original
Pour parler du travail, saint Benoît détaille longuement un horaire, qui distingue temps de travail et temps de lectio, deux activités réparties à travers les bornes, les coupures d’un troisième temps, celui des offices de la journée.
Pour la troisième fois donc, avec ce chapitre 48, comme pour les offices et les repas, saint Benoît nous déroule la journée, saison par saison, heure par heure : ceci nous confirme que le RAPPORT AU TEMPS est l’un des grands fils conducteurs de la Règle.
Le temps est le don de Dieu par excellence, le don d’être vivant une heure encore.
Quelques lignes de Madeleine Delbrêl pour expliciter ce don :
« On ne peut croire à la fois au hasard et à la Providence ; nous vivons comme si nous croyions au hasard. Pourtant, Dieu nous donne une journée préparée pour nous par lui… c’est un chef d’œuvre de journée qu’il vient nous demander de vivre. Nous, nous le regardons comme une feuille d’agenda ; si nous avions un peu la foi, nous aurions envie de nous agenouiller devant notre journée chrétienne… chaque minute de la journée permet au Christ de vivre en nous parmi les hommes. Alors il n’est plus question de chiffrer l’efficacité de notre temps. » (La joie de croire, p.138)
Il s’agit bien d’être présent à la présence de celui qui vient à chaque instant.
Vous connaissez peut-être ces lignes célèbres de Péguy :
« Les évènements, dit Dieu, c’est Moi.
C’est Moi qui vous caresse ou qui vous rabote. mais c’est toujours Moi.
Chaque année, chaque heure, chaque événement, c’est Moi.
C’est Moi qui viens, c’est Moi qui vous aime.
‘C’est Moi… n’ayez pas peur !’ »
La traduction spirituelle de l’horaire bénédictin se résume à cela : « c’est Moi, je suis là, avec vous, tous les jours de votre vie, et à chaque instant »

L’intégralité du temps est donnée, l’intégralité du temps est un présent, soit ! Mais vivre au présent est pour nous une ligne de crête, une ligne d’horizon qui échappe toujours, qui, aussitôt qu’on croit y parvenir, se redéploie plus loin, devant et derrière, si bien que la temps de la vie apparaît comme un chemin laborieux, voire un effort de titan, qui est toujours à recommencer sans jamais parvenir au but, la seule PRESENCE, la shekinah.


Une entreprise titanesque


Devant cet objectif inatteignable qu’est la Présence, la tentation permanente est le découragement, comme devant les entreprises impossibles des Titans (Sisyphe ou Tantale), toujours et toujours à recommencer.
Mais rappelons-nous le dernier mot de la Règle : pervenies, « tu parviendras » ; tu parviendras par une marche bien réglée, sous la houlette prudente et avisée de notre père Jacob.
Le génie bénédictin est d’instaurer l’horaire quotidien, à la suite de la tradition monastique, comme une pulsation entre les choses à faire et les choses à lire. Travail et lectio sont les deux temps d’un rythme qui agit comme pulsation vitale, question-réponse, présence de l’Autre et présence à l’Autre.
L’acédie, le découragement, l’abattement, peut venir des deux côtés : il apparaît au v.9 par rapport aux choses à faire avec cet hapax de la RB, pusillanimes (ceux qui n’ont plus de cœur à l’ouvrage, 1Th5,14, Is 35) et au v.18, acediosus, un frère « pris de dégoût, d’acédie » par rapport aux choses à lire.
Les choses à faire comme les choses à lire sont deux infinis, l’infini de l’œuvre à faire, et l’infini de la connaissance, de l’étude, de la science. Ce sont deux entreprises titanesques, dont nul jamais ne peut venir à bout (nulle communauté non plus).
Face à ces deux pulsions dévorantes, Benoît prescrit la mesure : « que tout se fasse avec mesure », mensurate.
Le temps bénédictin mesure les activités pour que ces activités ne nous dévorent pas, et il les mesure par mode alternatif, comme une alternance, une pulsation, un rythme, où la PASSION du faire se heurte à la NECESSITE de l’étude, où la PASSION de l’étude se heurte à la NECESSITE du faire. Nous penchons chacun plutôt d’un côté ou de l’autre mais tous, nous connaissons les deux passions et les deux nécessités, les deux pulsions : entre ces deux pulsions, dévorantes parfois, instaurer une mesure, une régulation, une pulsation, et AIMER ce battement comme la pulsation même du cœur de Celui qui nous aime.


La nécessité du travail


Le travail prend l’apparence d’un devoir, « ce qu’il y a à faire », quod faciendum est, necessitas, une « nécessité », necessarium, « ce qui est nécessaire » ; cela n’empêche pas Benoît d’imposer à cette NECESSITE des bornes claires. L’humanité se cherche dans un équilibre instable qu’exprime assez bien un petit proverbe de G.Gusdorf :
« Chacun doit gagner sa vie, tout en risquant de perdre sa vie à la gagner. »
Le travail est nécessaire mais il ne donne pas en lui-même un sens à la vie. Et Jean Sulivan met en garde lucidement contre le travail qui serait pris comme une fin en soi : « Il y a quelque chose de pire que l’oisiveté pour défaire un homme : le travail. Seulement on périt dans l’estime universelle. Quelque chose de pire que l’échec : la réussite… »
Pour Benoît, l’horaire monastique est garant de cet équilibre humain, du fait que le travail n’est pas une fin en soi, même s’il façonne et colore nos journées.
La perte de l’équilibre est plus menaçante dans le monde qui nous entoure, nous la percevons à travers quelques expressions courantes d’aujourd’hui : on dit que toute la semaine, on a « travaillé comme une bête » et le week-end, on va « s’éclater comme une bête », ce qui dit clairement dans les deux cas que ni le travail ni le repos ne sont devenus des lieux d’humanité.
Le moine ne « s’éclate » ni dans le travail, ni dans l’office, ni dans la lectio. L’ascèse propre du temps monastique est cette mise à distance des sensations, du sensationnel, au profit d’un rythme profond, qui peut paraître ennuyeux par son équilibre même.
Ce calme plat est nécessaire à la contemplation ; si la surface de l’eau est constamment agitée, troublée, le ciel ne s’y reflète pas.
Nos indices monastiques de perturbation sont donc beaucoup plus sensibles que dans le monde et c’est normal, c’est constitutif ; de plus, aujourd’hui, toute l’économie est soumise à la loi du flux tendu, et donc du stress… Soyons bien conscients que nous ne pouvons pas y sacrifier sans « f… en l’air » notre vie spirituelle.
Nos horaires sont nos garde-fous, personnels et communautaires.


La fatigue


Il est important, en méditant sur le travail, de réfléchir sur la perception que nous avons de notre fatigue. La mentalité ambiante nous pousse à n’y voir qu’une chose négative, une défaillance, avec parfois une obsession du besoin de « récupérer » : mais récupérer quoi au juste ?… De quoi sommes-nous dépossédés par la fatigue ?
Dans son livre intitulé De la fatigue, Jean-Louis Chrétien creuse cette réalité et son ambiguïté, et il met en relief la valeur spirituelle de la fatigue, qui pour un moine est, je crois, fondamentale ; cela m’a beaucoup frappé parce que cela a fait écho à une réalité ressentie plus d’une fois lors d’un office, et notamment après avoir lutté intérieurement contre la tentation de me dispenser des vigiles :
« Quand le temps et la mort entrent dans le corps par la fatigue, ils en chassent le « je ». Dans son extrémité, la fatigue devient lieu de transparence en tant qu’elle rend impersonnel. La fatigue mène à une absence où je suis lieu de présence de Dieu. »
Dieu a besoin aussi de ma fatigue pour se révéler, il a besoin que je baisse un peu la garde, que le JE s’efface un peu plus, que le JE tire les rideaux. L’ascèse du travail va jusqu’à la fatigue. La fatigue n’est pas de soi pathologique ni dangereuse. Dans la tradition monastique, l’ascèse a toujours porté aussi sur le rapport au sommeil. On évite bien des tentations en étant bien fatigué le soir et il n’est pas mauvais de tenir la bride un peu courte au sommeil, pour le rendre meilleur, d’y chercher une qualité plutôt qu’une quantité.


L’œuvre de la lecture


Dans la Règle, la lecture est un pilier de première importance.
Elle apparaît ici sous son caractère d’activité privée, PERSONNELLE, après être apparue, et de façon beaucoup plus fréquente, comme acte COMMUNAUTAIRE, avec les lectures à l’office, le lecteur au réfectoire, la lecture avant complies.
La lecture n’est pas de soi un univers privé séparé ou, pire, opposé à l’univers communautaire ; bien plutôt, la lecture personnelle enrichit et aiguise le retentissement de l’écoute des lectures communautaires. Elle édifie personnellement « chacun » et il y a là quelque chose d’irremplaçable. Je ne peux pas lire pour un autre ! Benoît a saisi là une dimension incontournable de la construction personnelle. Il ne suffit pas que je me laisse construire par les lectures communautaires, je dois aussi lire moi-même pour moi-même.
La mention « DES lectures », au pluriel, et des « psaumes », au v.13, indique à la fois le caractère large de la lecture bénédictine, et la centralité de la liturgie et de la Bible au sein de ce monde de la culture.
L’image commune des moines bénédictins en fait des copistes et des bibliothécaires. Le germe en est ouvertement dans la Règle. Par là, les moines du Moyen-Age ont été les passeurs de la culture antique, non seulement chrétienne mais grecque et romaine.
Le monastère se constitue ainsi comme grande oreille du monde qui l’entoure, avec pour diapason LE livre, l’Ecriture sainte, devenant mémoire vive par la liturgie et la lectio divina.
Mais une grande oreille ATTENTIVE au point que le dialogue s’incarne en bibliothèque, prend consistance, réalité et solidité à travers des choix permanents, et non pas une grande oreille DISTRAITE, c’est-à-dire en prise sur un flux ‘distrayant’, ce que risque toujours de rester le journal, la radio, la télévision ou le web, une ‘distraction’ sans traces ni fécondité.
La bibliothèque, contrairement à la télévision, dit que le moyen de communication, le médium, le média, ne suffit pas. Pour qu’une germination puisse avoir lieu, il faut que le fruit fabrique une coquille, une coque protectrice autour de l’amande. Il faut retenir quelque chose, et pour le retenir, l’inscrire dans la chair du monde.
La mention du livre lu « à la suite et en entier » indique que la lecture n’est pas conçue comme passe-temps mais comme œuvre à faire, avec une méthode et un point d’arrivée. Cette notation est à la base de ce que la tradition a nommé « un travail de bénédictin », à savoir quelque chose de méthodique et d’exhaustif : « à la suite et en entier ». On voit ici encore combien lecture et travail sont deux faces d’un monde unique. Le péril qu’on encourt à les dissocier est plus grand qu’on ne croit.
Cette intégralité ordonnée a une face heureuse, si l’on veut bien regarder en profondeur : c’est le refus d’un travail morcelé, éclaté, de fait reconnu comme déshumanisant. L’homme mérite le nom d’ homo faber lorsqu’il élabore un produit de part en part, de bout en bout, lorsque, pouvant apercevoir les deux bouts de la chaîne à tout moment de son travail, il en éprouve le sens, la finalité, et non pas quand il répète mécaniquement une opération dans une chaîne de montage (cf la « chaplinite » des Temps modernes).
Quand le travail devient inhumain et insensé, il ne reste que la finalité du salaire, avec la servitude qui l’accompagne.


Frère David