RB 53 L'accueil des hôtes Une dimension fondamentale de la vie bénédictine

RB 53 Les hôtes

Le monastère n’est pas clos sur lui-même : la « clôture », le « cloître » ne disent pas son identité la plus profonde et la trahissent même peut-être… A preuve ce chapitre 53 et les suivants, qui sont tous dévolus à la dimension d’ouverture de la « maison de Dieu » ; de même que les portes d’une église doivent être ouvertes pour que la messe soit « valide », les portes du monastère sont destinées à faire respirer ledit monastère ; sa santé spirituelle en dépend.
L’accueil est une dimension constitutive de la vie bénédictine. Pour chercher Dieu, le premier geste salutaire est d’ouvrir les portes pour le laisser entrer. Dieu n’est pas captif des moines, captif de leurs prières et de leurs liturgies. Il est souverainement libre et il nous visite, si nous voulons bien l’accueillir.
Vous connaissez peut-être cette extraordinaire histoire hassidique : « Où habite Dieu ? ». La question de Rabbi Mendel de Kotsk surprit les savants personnages qu’il avait à sa table ; et les docteurs se moquèrent de lui : « Que nous demandez-vous là ? Le monde n’est-il pas plein de sa magnificence ? » Alors Rabbi Mendel apporta lui-même la réponse à sa question : « Dieu habite où on le fait entrer ! ». (Martin BUBER, Récits Hassidiques, Paris 1963, p. 681)
Dieu n’est pas ici ou là : il EST en relation avec mon accueil, il ne vient que si ma porte s’ouvre, il ne fait pas violence et reste inaccessible à la violence, je ne mets jamais la main sur lui, je ne peux que l’accueillir…

Après les services, l’emploi du temps, le travail, la Règle nous parle donc de l’accueil des hôtes.


Un centre de gravité au monastère


Quel est le lien entre ce chapitre et les précédents ?
Au ch.51, Benoît a évoqué la possibilité que le moine soit reçu comme hôte à l’extérieur pour un repas à l’occasion d’un déplacement ; ici il va évoquer la situation symétrique, le fait de recevoir au monastère des hôtes, des pèlerins.
Le titre des trois chapitres 50-52 a révélé le centre de gravité de Benoît : « des frères qui travaillent ou qui sont en voyage LOIN DE L’ORATOIRE », puis, « des frères qui s’en vont pas trop LOIN », et le ch.52 « de L’ORATOIRE du monastère » ; le fil conducteur est double, la prière, le loin et le proche : qu’en est-il de la prière lorsqu’on est LOIN de l’oratoire ? à l’oratoire, comment ne pas gêner ceux qui sont PROCHES ?
Ce double fil conducteur est toujours là au début de notre ch.53.
L’hôte est accueilli par la prière, « avant tout » !
Par la prière, l’homme qui vient de loin va devenir proche. Avant de témoigner aux hôtes « beaucoup d’humanité », littéralement « toute humanité », on lui témoigne toute divinité : il est « reçu comme le Christ », « on adore en lui le Christ que l’on reçoit » ; cette primauté de la prière, de l’adoration, est décrite d’une façon très solennelle, outrée, excessive. En neuf versets, Benoît emploie sept fois l’adjectif omnis « tout, tous » !
Ce regard transcendant, surnaturel, imprègne le début du chapitre, au point que jusqu’à présent, il n’a été question ni de chambre, ni de repas, ni de bagages, il ne s’est agi que de la prière avec l’hôte, du baiser de paix, de la charité, de l’humilité, d’une salutation avec prosternation de tout le corps à terre ou inclinato capite (comme Jésus en croix, Jn 19), et encore de la prière, et d’une lecture de la Loi divine ; « après cela, on lui montrera toute humanité ».
Cette première phase de l’accueil représente un formidable décentrement, même dans une société que nous devinons plus religieuse que la nôtre.
On est aux antipodes d’un accueil froidement professionnel : « vous avez réservé ? Je vais regarder l’agenda ». Tout autant que de la plaisanterie ou de la familiarité…
L’hôte arrive dans la maison de Dieu, et il rencontre un priant.
La prière et le désir de prier sont la forme d’altérité qui nous est proposée, celle que nous devons renvoyer à l’hôte ; cette altérité est un respect établi sur une transcendance.

Cette insistance n’est pas du tout banale.
Aujourd’hui, il me semble qu’on prêcherait exactement l’inverse : ‘commençons par témoigner beaucoup d’humanité à nos hôtes et vous verrez que d’eux-mêmes, ils finiront par se risquer jusqu’à l’oratoire’… Comme si on n’était pas très sûr de la validité de la proposition de la prière ! ‘Je ne sais pas très bien ce que moi, je viens y faire, alors, de quel droit vais-je y traîner ces pauvres gens !’
Peut-on justifier notre attitude par un changement de culture, ‘on n’est plus du tout en régime de culture chrétienne’ ? Mais au VI° siècle, on n’est pas du tout en régime de culture chrétienne, loin s’en faut ! Non seulement le monastère est environné de barbares païens, mais du point de vue chrétien, les hérétiques sont nombreux, les querelles font rage…
Le sens profond de cette invitation à « la prière d’abord » me semble être un décentrement immédiat de l’accueil, comme si on disait à l’hôte : « vous savez, ce n’est pas nous les moines qui vous accueillons, c’est un Autre dont nous-mêmes sommes les hôtes, et il vous attend, je vous conduis chez lui ». Or c’est justement Celui-là que les hôtes veulent rencontrer, au plus profond d’eux-mêmes. Créer cette minuscule violence de préférer aller vers l’église avant d’aller vers la chambre, laisser l’hôte quitter un instant ses bagages, et par là ses soucis, ses projets, lui-même…
D’abord lui signifier la présence. Oui, il est là, Celui que vous cherchez.
Je pense que la quête spirituelle doit rester le premier point d’attention dans notre accueil, et toute quête spirituelle aspire à un chemin de prière : proposons-nous assez le chemin de prière proprement bénédictin aux personnes que nous accueillons, pas seulement à l’hôtellerie mais aussi à la porterie, à la librairie, dans les parloirs, sur le parking ? Les convions-nous assez à l’office qui précède ou qui suit une rencontre, même une « petite heure » ?
Aussi surprenant que cela paraisse, il y a des gens qui ne savent pas que c’est possible d’assister, ils n’osent pas… Nous savons pourtant la force de la prière communautaire, tellement plus forte que nos bons conseils, que notre écoute même généreuse et attentive.


l’hospitalité sacrée et la sagesse


L’accueil n’est pas une donnée constante mais imprévisible.
L’hôte est présenté comme celui qui « arrive à des heures imprévues », celui qui, inévitablement, dérange le bel horaire du monastère, et cela de façon permanente, puisque « les hôtes ne manquent jamais au monastère » ; aussi la première qualité requise d’un frère hôtelier est de savoir se laisser déranger, de faire face à l’imprévu.
En quelque sorte, Benoît prévoit l’imprévu, l’imprévisible, il prévoit que rien ne sera comme on l’a prévu. Cela m’a fait repenser à cette phrase : « la vie, c’est ce qui arrive à la plupart des gens alors qu’ils sont complètement occupés à faire d’autres projets ! » (Richard Precht) Saint Benoît sait que la vie est comme cela, une surprise programmée ; ça ressemble à un programme mais la seule chose assurée est la surprise. On ne peut pas programmer une surprise.
L’image finale du chapitre dit cela aussi : un hôte que je rencontre sans avoir mission de m’entretenir avec lui ; si j’avais mission, la rencontre alors ferait partie du programme, mais non, ce n’est pas ma mission à moi !
De ce fait, la vie est pleine de rencontres imprévues qui ne doivent pas tourner à la distraction.
Deux écueils : croire que tout est écrit, que tout doit être prévu dans la vie, et alors se blinder pour faire en sorte que rien d’imprévu ne m’arrive (renoncement à la liberté, à la mienne, et en général à celle des autres corollairement, légalisme et tyrannie), ou bien échapper à tout programme, et passer sa vie en enchaînant les distractions, passer d’une distraction à l’autre (renoncement à la liberté d’écrire ma vie moi-même pour de bon).
Or Benoît demande que la maison de Dieu soit « administrée sagement par des sages ».
La sagesse est cet entre-deux qui ménage la nouveauté dans l’ancien sans se laisser happer par ce qui est passager. C’est encore ici l’image que j’aime prendre de la liberté comme un petit jeu étroit dans la mécanique du vivant, faible marge de manœuvre où la décision personnelle peut et doit s’exercer. Parce que la liberté est faible, petite, on est tenté de la mépriser, de la négliger ; seule l’humilité sait la discerner et s’en emparer.
L’hôtelier est donc un « sage » qui s’organise sagement pour que ce dérangement ne tourne pas à l’angoisse ou au souci permanent (non inquietentur fratres).
La performance, au sens actuel de résultats chiffrés, n’a pas d’intérêt pour nous ; le stress d’un moine est un contre-témoignage évident, même si moralement je fais de mon mieux, et quelles que soient mes qualités professionnelles.
A chacun il est demandé de la disponibilité ; à ceux qui ont responsabilité d’administrer, il est demandé de la sagesse, du discernement. Cela se traduit de part et d’autre par la CHARITE en acte et d’abord en parole, savoir proposer son aide… savoir demander de l’aide… une attention mutuelle et une juste conscience de ses limites.

Le climat du ch.53, son empressement, ses excès, sa ritualité aussi, nous rappellent quelque chose d’une autre culture, notamment la culture biblique, la culture du désert où l’hospitalité a un caractère sacré ; elle est d’autant plus sacrée qu’elle est vitale pour le voyageur. Au Moyen-âge en Europe, voyager est aussi une entreprise périlleuse, et pour longtemps encore : en témoignent tant de chansons populaires sur les bandits de grands chemins et sur les auberges assassines.
Cette insistance bénédictine n’est pourtant pas seulement culturelle : par rapport à ses prédécesseurs, Benoît invente ce chapitre en rassemblant plusieurs notations éparses, c’est donc Benoît qui reconnaît dans l’hospitalité un devoir structurel pour le monastère, avec sa charge spirituelle propre.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment faire droit à l’insistance de saint Benoît ? Et comment prendre en compte l’évolution culturelle ?
Un frère m’a rappelé plusieurs fois certains devoirs rituels de l’accueil, le lavage des mains avant le repas par le supérieur qui se pratique ici ou là, le salut empressé du supérieur à chacun des hôtes… Oui, mais en allant par là, pourquoi alors ne plus faire la grande prosternation couché par terre, ou bien le lavement des pieds par TOUS les frères ? Impossible de prendre à la lettre un rituel manifestement très décalé culturellement.
L’essentiel réside, me semble-t-il, dans l’accueil lui-même, et la place réelle que nous consentons à faire à cette intrusion souhaitable, à cette présence étrangère au sein de la communauté. Inutile de développer des rites exotiques si par ailleurs tel ou tel frère garde bonne conscience en fuyant tant qu’il le peut tous les hôtes qui ne lui reviennent pas… Si ce n’est pas le Christ que nous cherchons à accueillir dans nos hôtes, il est inutile d’ouvrir nos portes.
Je retiens une petite phrase de Georg Steiner sur le sens de la vocation des Juifs dans notre monde, qui peut résonner pour nous : « suggérer à tous nos semblables, hommes et femmes, que tous les êtres humains doivent apprendre à vivre comme des hôtes mutuels de la vie » (Errata, p.82).
C’est ce témoignage qui est devenu vital aujourd’hui, nécessaire pour la survie de l’humanité. Avons-nous conscience d’être nous aussi, nous les premiers, des hôtes dans la maison de Dieu ?


« recevoir, accueillir » : le moine est lui-même un hôte


Dans ce chapitre, un mot-refrain, le verbe suscipere, « recevoir, accueillir » (6 fois le verbe, une fois le substantif) :
- « qu’ils soient reçus comme le Christ »
- « J’étais un hôte et vous m’avez reçu »
- « on adore en eux le Christ que l’on reçoit »
- « les hôtes ainsi reçus »
- « Nous avons reçu, ô Dieu, ta miséricorde au milieu de ton temple »
- « en recevant des pauvres… c’est davantage en eux que l’on reçoit le Christ »
3 fois donc le Christ, et 2 citations, Mt 25 et le Ps 47 !
Un parallèle s’impose, le ch.58, celui qui traite du noviciat, « de la façon de ‘recevoir’ des frères », avec également 6 occurrences du verbe suscipere dont le sens culmine dans l’acte même de la profession : suscipe me, « reçois-moi, Seigneur ».
On voit de ce fait le sens profond du passage des postulants par la maison des hôtes, tout autre chose qu’une formalité ! Bien plutôt le dévoilement d’une identité monastique : le moine est pour sa vie entière un hôte dans la maison de Dieu.
Hôtellerie et Noviciat ont partie liée, et le mandatum est plus que jamais le signe des frères du Christ qui nous accueille tous ; c’est au moment du lavement des pieds que le Christ déclare : « Amen, amen, je vous le dis, qui accueille celui que j’aurai envoyé m’accueille, et qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé » (Jn 13, 20).
Notre accueil vérifie la cohérence de notre vie. Faute de quoi nous serions ipso facto le débiteur impitoyable de la parabole, incapable de témoigner de la grâce reçue, 10 000 talents, toute ma vie comme une grâce, si je n’accueille pas quelques jours un pauvre, 3 deniers.

Pour la troisième fois, au v.15, Benoît confesse : « c’est le Christ que l’on reçoit » ! et il donne une précision, « en eux (les pauvres et les pèlerins) PLUS qu’en d’autres ».
Le v.15, en distinguant pauvres et riches, en mettant le Christ dans la peau des pauvres, et nous faisant craindre les riches (terror), nous met d’ailleurs en garde contre une dérive possible : envisager l’accueil sous l’angle économique, comme un emploi lucratif, alors que c’est un lieu de grâce, de gratuité ; parce que nous-mêmes avons été reçus nus et dépouillés de nos vêtements, sans égard à notre condition d’avant…
Accueillir le Christ non comme le riche qui vient nous donner, nous combler, mais comme celui qui vient nous importuner, nous déranger, qui vient mendier. Telle est bien la marque de Dieu quand il vient à nous, une discrétion telle que rien ne nous impose la déférence, le respect, l’honneur : Dieu nous laisse délibérément ce privilège d’être, nous, les grands seigneurs.

conclusion : un relais d’aimantation


Nous l’avons vu, il y a manifestement au monastère un centre géographique, qui est l’oratoire ; et, de fait, la première démarche vis-à-vis des hôtes a été de les conduire à l’oratoire, notre centre à nous, notre point fixe.
Les moines sont donc comme un relais d’aimantation, un relais pour conduire les voyageurs, les gens en mouvement, vers le point fixe que voudrait devenir la prière dans notre vie. Qu’ils découvrent ou redécouvrent ce point fixe, et alors, ils sont libres d’aller, à leur tour, aimanter le monde au Christ.
Cette image spatiale d’un centre mobile (l’hôte) à mener vers un centre fixe (l’oratoire) m’a fait penser aux exercices que l’on fait faire avec les yeux aux enfants qui louchent (souvenir), qui ont des problèmes de strabisme, de convergence des yeux : il s’agit, en regardant un livre d’images un peu spécial avec des lunettes un peu spéciales (aujourd’hui sûrement avec un appareil sophistiqué), de faire rentrer le lion que voit l’œil droit dans la cage que voit l’œil gauche.
La tâche du moine et l’amour chrétien sont un peu comme cela : deux yeux qui voient deux choses différentes, disons, l’hôte et l’oratoire, ou bien le prochain et Dieu, et la nécessité d’opérer une convergence.
Quand je mets Dieu au centre de ma vie, je ne peux pas laisser l’hôte dehors, exclu, à la périphérie, la logique chrétienne m’impose de travailler à une convergence ; et comprenons bien que cet hôte, cet étranger, c’est aussi tout frère qui justement reste pour moi un étranger, celui que j’ai tendance à exclure, à compter pour du beurre…
Travail de convergence d’une vision binoculaire un peu brouillée par le péché originel. Jésus est venu nous redire cela : jamais Dieu sans le prochain, « j’étais un étranger (hospes, dans la Vulgate = hôte) et vous m’avez reçu. »

frère David