Dialogues, ch.8 De Subiaco au Mont-Cassin

Dialogues (II) 8, 1-3 Le poison de la jalousie

Ce chapitre 8, assez long, dit une charnière dans la vie de Benoît, puisqu’il raconte son départ de Subiaco pour le Mont Cassin ; il se termine par l’évocation directe, visuelle et sonore, du diable, de l’antique ennemi.
C’est effectivement sous la pression du diable que Benoît émigre, part en exode, mais, comme le dira le dernier verset, c’est aussi pour en tirer de nouvelles victoires, pour un témoignage encore plus fort.

Cette histoire a pour pivot le sentiment qui anime le prêtre Florent : invidia (trois fois) l’envie, la JALOUSIE, qui est le poison de la vie communautaire.
La jalousie caractérise déjà le serpent de la Genèse et le Livre de la Sagesse dit ceci : « c’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde… ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent » (2,24) ; c’est bien l’expérience que va faire le prêtre Florent.
La jalousie se présente comme « pain empoisonné », que l’on peut comparer à l’obsession, un désir qu’on mâche et remâche sans arrêt, et cette mastication est mortifère, un piège dont on ne peut se débarrasser : même le corbeau peine à exécuter l’ordre de faire disparaître ce pain.
Le corbeau dans la Bible est à la fois l’animal que Dieu nourrit (Ps 146) et l’animal qui, au nom de Dieu, va porter des aliments à Elie caché dans un lieu introuvable (1R17) ; ici « l’homme de Dieu » (Benoît est quatre fois dénommé ainsi) nourrit le corbeau et lui ordonne de porter ce pain en un lieu introuvable.
La présence du corbeau et de la forêt fait davantage penser à la grotte qu’à la situation cénobitique ; le corbeau s’excite autour du pain comme le merle de la tentation au jour du buisson ardent ; on pense aussi au parallèle du repas qu’avait apporté l’autre prêtre, un jour de Pâques.
Mais un autre parallèle s’impose : celui du pichet et du vin empoisonné : la suite du chapitre va nous dire clairement que nous sommes au monastère. Reste que ce premier combat contre la jalousie est un combat solitaire : Benoît justement veut éviter que ce pain n’empoisonne quiconque autour de lui. Il veut se débarrasser absolument de ce poison, non seulement ne pas y toucher lui-même, mais que « personne ne puisse le retrouver ». Dans le combat contre la jalousie, le premier combat consiste à résister à la tentation de la contamination. Partager la jalousie est une voie dangereuse.

Dialogues (II) 8, 4-7 La jalousie et la miséricorde

Une deuxième phase de la JALOUSIE est ensuite évoquée. Ne pouvant atteindre Benoît, le prêtre Florent veut faire tomber ses disciples, et il envoie sept filles nues dans le jardin. Nouvelle figure de l’obsession.
La réaction de Benoît est immédiate : « il céda la place à la jalousie », invidiae locum dedit.
Contre cet ennemi, seule la fuite, comme la cachette (le pain empoisonné), peuvent être employées efficacement. Benoît ne doit surtout pas défier, combattre de front, parce que c’est entrer dans la tactique même de l’ennemi. On est déjà vaincu lorsqu’on a pris les armes. Toute violence est une victoire de Satan.
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus disait : « A chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mon ennemi vient me provoquer, je me conduis en brave, sachant que c’est une lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mon adversaire sans daigner le regarder en face ; mais je cours vers mon Jésus… »
Benoît pourtant ne quitte pas les lieux comme il avait quitté le premier monastère ; là-bas, c’est la communauté qui le rejetait, ici, la menace est extérieure ; il organise donc les communautés et institue des « prieurs » avant de partir lui-même. Et il ne part pas seul, mais accompagné de quelques frères. Exode de Benoît.
Et dès qu’il s’en va, Dieu lui donne la victoire, l’ennemi tombe subitement. Florent a fait l’expérience mortelle de la jalousie.
La réaction de Maur traduit le sentiment commun. La pénitence que lui inflige Benoît rappelle bien évidemment David au soir de la mort d’Absalon, refusant à ses troupes de fêter la victoire.
Notons ici l’absence de « miracle » au sens habituel du mot, même pas de corbeau. La miséricorde est le vrai miracle, l’objet d’admiration par excellence et le signe de l’action de Dieu dans un cœur.


Dialogues (II) 8, 8-9 L’esprit d’Un seul

Pierre a reconnu, comme tout lecteur un peu averti, chacun des modèles bibliques des miracles de Benoît : Moïse, Elisée, Pierre, Elie, David.
La mise au point de Grégoire est ici tout à fait essentielle : elle consiste à ramener toute cette puissance de Benoît à « l’esprit d’Un seul », spiritus Unius, le Christ ; Benoît, jusque là dénommé « l’homme de Dieu » devient ici –et c’est plus rare–, « l’homme du Seigneur », vir Domini.
Les saints, les élus, sont seulement des signes pour notre foi et des intercesseurs, mais, à la différence du Christ, ils « ne peuvent transmettre aux autres leurs pouvoirs (virtutes) ». Et Grégoire cite deux passages du prologue de Jean : la vraie lumière, c’est le Christ et lui seul ; la source de la grâce, c’est le Christ et lui seul.
Nous avons ici une note bénédictine tout à fait importante ; non pas que le culte des saints n’ait sa place au monastère (on verra que Benoît arrivé au Mont-Cassin dédie aussitôt un oratoire à St Martin et une chapelle à St Jean-Baptiste), mais la centralité unique du Christ doit rester particulièrement sensible, comme la centralité liturgique de Pâques dans la Règle.
Grégoire commente alors le signe du Christ, le signe de Jonas, donné aux « ennemis », et Grégoire le qualifie de « mystère », puisqu’il ne révèle sa lumière qu’aux humbles, et ne montre aux orgueilleux que sa face obscure, la mort, la disparition.
Le Christ donc et le mystère pascal sont bien au centre de la vie de Benoît comme au centre de sa Règle ; Grégoire ne propose rien d’autre à ses lecteurs. Il souligne le rôle de révélateur de l’humilité, qui seule permet de voir, de contempler la lumière pascale, la résurrection, tandis que l’orgueil ne voit que ténèbres. Comme dans la Règle, l’humilité est lucidité.
Cette mise au point est au centre de ce chapitre 8 que j’ai qualifié de charnière. L’homme de Dieu est devenu chrétien pour de bon, et ce recentrage va déchaîner contre lui toute la colère de l’ennemi.

Dialogues (II) 8, 10-13 Le diable

Que penser de ces diabolophanies dont parle Grégoire ?
Je pense qu’il faut relier cela au phénomène évangélique et à lui seul.
Grégoire vient de nous dire que Benoît marchait dans l’ « esprit d’Un seul », le Christ.
Or l’évangile est dans la Bible le lieu massif du diable, le site originaire le plus explicite de toutes les diableries dont on s’est inspiré par la suite. Pourquoi ? Trait d’époque pour une part, mais pas seulement.
Le phénomène est criant dans l’évangile (Mc) : dès que Jésus sort, les démons pullulent et se manifestent et sont alors chassés. Cela a un sens profond lié à ce que nous appelons REVELATION. Il est dans la nature du mensonge d’être caché, dissimulé, voilé. Quand le Christ paraît, apparaît, quand Dieu se révèle dans le Christ, le mensonge est dévoilé, démasqué, il ne peut plus se cacher, mais il disparaît dans le mouvement même où il s’expose à la lumière. Le parallèle entre Christ et le diable n’a rien de symétrique, de même que vérité et mensonge n’ont rien de symétrique : seule la vérité a le pouvoir de se révéler ; le mensonge ne saurait se révéler sans disparaître du même coup.
Comprenons bien qu’un tel phénomène appartient en propre au Christ en tant qu’il est la Vérité, le Révélateur, la « Vraie Lumière », selon le Prologue cité ici par Grégoire.
Il faut remarquer que Grégoire, pour évoquer ces visions du diable, se réfère au chemin de Damas : « pourquoi me persécutes-tu ? » Et il explique que les témoins entendaient les vociférations diaboliques mais ne voyaient pas le diable ; quant à Benoît, il le voyait mais faisait celui qui n’entendait rien et ne daignait même pas répondre (bis). Dissociation visuelle et auditive caractéristique des récits de la conversion de Paul.
Benoît ne répond pas. Telle est la clé d’une attitude chrétienne en face de l’Adversaire. Benoît se convertit au Christ en tant qu’il ne répond pas, il ne met pas d’huile sur le feu, mais méprise et ignore l’Adversaire ; alors seuls les effets de cette conversion sont manifestes, et dévastateurs. Un exode, une montée, une « prédication continuelle ». Benoît est en marche vers Pâques.
frère David