Dialogues, ch.4-7 Fonder sur de l'eau…
En Calcat le 15 octobre 2017
Dialogues (II) 3, 12b-14 Retournement de situation
En quelques lignes, tout juste le temps de la digression sur « habiter avec soi-même », voilà que Benoît est passé de l’échec cinglant (la tentative d’empoisonnement suivie du retour à la case départ, la chère solitude) à la réussite la plus complète : 12 monastères bâtis, de 12 moines, avec un père à la tête de chacun. 12 fois 12, c’est parfait, il n’y a plus rien à ajouter ! On pourrait refermer le livre.
Comment expliquer cela ?
C’est tout à fait inexplicable.
Bien sûr, il y a eu le puissant magnétisme de Benoît, dont la cause est évoquée en deux mots, « sa vertu et ses miracles » ; cependant un autre mot, trois fois répété, accroche l’oreille : omnipotens, « tout puissant » ; d’abord « Dieu tout-puissant », puis « avec le secours de Jésus Christ Seigneur tout-puissant », puis « le Seigneur tout-puissant »…
Grégoire indique ainsi la cause profonde du succès de Benoît, la puissance du Seigneur, la puissance de Dieu, qui seul peut retourner une telle situation d’échec en succès éclatant. Douze monastères de douze moines, comme les douze degrés d’humilité, douze degrés pour un renversement complet de situation. Il est monté en descendant. Il s’est révélé en se retirant, en se cachant.
L’effet brutal de raccourci est souligné par le fait que, au moment où Grégoire reprend le récit, arrivent deux jeunes pour être formés, un adolescent et un enfant. On a l’impression que tout commence ou recommence.
Benoît avait échoué avec une matière première de mauvaise qualité, des moines que l’on croyait déjà formés mais qui avaient été déformés, gauchis, va-t-il réussir avec des novices surchoix, triés sur le volet (« de familles nobles et pieuses ») et qui plus est, pris au berceau ?
Cette fois, les conditions de départ semblent optimales pour que se révèlent les qualités de père et de formateur de Benoît.
Dialogues (II) 4 Le cœur aveugle et l’oraison
Si l’évocation du petit noiraud et les coups de bâton sont des traits d’une époque révolue, la réalité évoquée par Grégoire est d’une modernité parfaite : un frère qui n’arrive pas à se tenir à la prière.
On peut se faire illusion, aujourd’hui comme hier, sur les raisons qui nous rendent difficiles l’assiduité aux offices ; c’est cette illusion que dépeint Grégoire en la qualifiant de « CECITE, aveuglement du cœur ».
Dans le récit, c’est la première fois qu’on évoque la prière communautaire ; il n’en avait pas du tout été question dans le monastère de l’empoisonnement.
Il est plus précisément question ici de « l’oraison qui suit la psalmodie » ; ce que recouvrait cette désignation au temps de Grégoire ou de Benoît est un débat de spécialistes mais pour En Calcat aujourd’hui, existe l’oraison personnelle après vêpres, temps clé de notre vie de prière, fondamental pour notre relation à Dieu et la vigueur de notre foi.
Autre chose est de chanter l’office, avec cette facilité évidente que si je suis distrait pendant un verset, ou même un psaume tout entier, cela n’empêchera pas la communauté de réciter très convenablement tout l’office, tandis que, lorsque je suis à l’oraison, mes défaillances me sautent à la figure. L’oraison a une vertu particulière de LUCIDITE. L’oraison fait OUVRIR LES YEUX du cœur sur beaucoup de réalités que nous vivons machinalement (« la prière est le miroir du moine », Jean Climaque). Inversement, la désertion de la prière est qualifiée de cécité.
Ce moine vagabond ne fait pas de mal à ce moment-là : il « se promène », il fait des « choses terrestres et transitoires », il se contente en somme de n’être pas là où il devrait être, il n’habite pas avec lui-même ; Grégoire nous fait comprendre que ce genre de désertion est l’œuvre de l’ « antique ennemi », antiquus hostis, dont toute la puissance est puissance d’aveuglement.
S’il priait, il verrait ; ne priant pas, il ne voit pas qu’il ne prie pas.
La première fois, on envoie le moine récalcitrant voir Benoît dans son monastère, on lui conseille une retraite : bénéfice de courte durée, le troisième jour après son retour, ça recommence. Alors c’est Benoît qui vient sur place, et qui par la prière, voit et donne à voir.
Dialogues (II) 5 Le rocher changé en fontaine
Ce miracle fait d’abord penser à celui de Moïse faisant jaillir l’eau du rocher.
Mais on se rappelle que ce désert s’appelle Subiaco, « sous le lac », et le problème n’est pas l’absence d’eau, mais seulement la distance, la corvée du transport, avec cette question exprimée comme corollaire : « Faut-il déménager les monastères ? »
Le premier miracle de Benoît a consisté à convertir à la stabilité un moine qui ne tenait pas en place au moment de la prière ; la question ici est celle de trois communautés qui veulent changer de place ; il s’agit de l’implantation des maisons de Dieu. Les trois pierres que place Benoît au lieu même de sa prière, pour trois monastères sur la montagne, font penser à la pierre que Jacob dresse comme « maison de Dieu ».
Loin de la mise en spectacle très solennelle du miracle de Mériba, ici, il n’y a pas de convocation du peuple ni de bâton, et ce n’est même pas Benoît qui pioche ; au contraire, il monte sur la montagne secrètement, de nuit, et seul un enfant est témoin de sa prière. Le vocabulaire (rupes répété, mot tout à fait rare dans Vg, qui a donné « roche », « rupestre ») ne renvoie pas directement à l’épisode du désert (Ex ou Nb) mais au Ps 113A, 8 (« Tremble, terre, en présence du Seigneur… qui change la pierre en étang et le rocher en fontaine). Avec ce psaume, qui associe comme dans l’histoire de Benoît les deux images de la montagne et de l’eau, on est nettement dans une atmosphère pascale, avec une pointe en direction de la puissance créatrice et recréatrice du Seigneur.
Comme déjà précédemment, on remarque, ici dans la bouche même de Benoît, l’adjectif omnipotens (Deus) : « le Dieu tout-puissant peut bien produire de l’eau sur le sommet de la montagne ». Le fait que, le lendemain, les moines trouvent déjà ces pierres toutes suintantes indiquent que le prodige n’est pas du côté du coup de pioche qualifié d’ailleurs de modicus, « modique », mais qu’il vient de la PRIERE de Benoît.
Ainsi non seulement il n’y a pas besoin de déménager la maison de Dieu mais celle-ci, PAR LA PRIERE, est devenue une source bienfaisante qui s’écoule dans toute la vallée. La prière est la source.
Dialogues (II) 6 Le Goth et son fauchard
Deuxième miracle aquatique.
L’entrée en matière est intéressante : Benoît accueille très volontiers un Goth pauper spiritu : « pauvre d’esprit » ou « qui avait une âme de pauvre ». Après un enfant, Placide, dans le miracle précédent, la figure de ce Goth.
Il y a là une donnée capitale pour la vie cénobitique : pour Benoît ce Barbare « pauvre d’esprit », à la fois riche d’une vertu évangélique (cf Mt 5 les Béatitudes) et qui n’a sans doute pas inventé la poudre, a tout à fait sa place au monastère, il l’accueille très volontiers (suscepit libentissime).
Il lui donne à faire un travail de défrichage : « raser les broussailles sur ce qui devait devenir un jardin », belle métaphore du travail spirituel : l’homme inculte doit se mettre à cultiver. Il y va si généreusement, « de toutes ses forces », que le fer du fauchard tombe à l’eau.
Le mot-refrain ici est ferramentum, mot qui désigne les « outils » par deux fois au ch.32 de la RB, et le Goth saisit bien la gravité de sa perte ; selon la consigne de la Règle, il s’en accuse à Maur, et fait la pénitence prescrite. Ce dernier qui fait figure de cellérier, en rend compte à l’abbé Benoît, et ce « rendre compte » est encore l’un des traits marquants de la RB.
Advient le miracle, calqué sur le miracle de la hache d’Elisée (2R6,5-7), avec une accommodation facilitante dans la forme de l’outil : on imagine mieux la récupération d’une lame de faux tombée dans l’eau avec un long manche que celle d’un fer de hache.
Le mot final résonne encore avec la Règle : labora et noli contristari, « travaille, et ne sois pas triste », qui nous rappelle ce refrain de la section concernant le cellérier, les biens du monastère, les choses matérielles, les services et les travaux ; tout cela ne doit pas « contrister » les frères.
Le travail est l’ascèse par excellence mais il ne doit pas engendrer la tristesse, il y a bien assez de choses dures et âpres par ailleurs. Reste qu’il faut s’y donner aussi « de toutes ses forces », avec cette simplicité du Goth, et savoir reconnaître ses fautes, savoir rendre compte.
Dialogues (II) 7 La course sur les eaux
C’est la page la plus connue des Dialogues.
Il me semble que l’intérêt pour nous aujourd’hui est d’en ressaisir le sens spirituel en lien avec le contexte, que d’habitude on néglige, bien évidemment.
Depuis que Benoît a fondé pour de bon la vie monastique (« 12 »), les premières figures rencontrées sont celles de l’enfance et de la jeunesse (Maur et Placide), d’un moine instable, incapable de se tenir à la prière, et d’un barbare « pauvre d’esprit » : autant dire que le terreau humain d’un monastère est celui de la FRAGILITE : l’immaturité, l’instabilité et l’inculture.
L’eau dit cela. Peut-on fonder sur de l’eau (« Subiaco ») ? et comment ?
Car c’est le troisième miracle de l’eau. Le caractère insistant de la série est souligné par la réflexion finale de Pierre : « plus j’y bois, plus j’en ai soif ».
Il y a eu d’abord de l’eau fatigante à PORTER, puis de l’eau capable de PORTER le fer d’une faux, et maintenant de l’eau qui PORTE si bien que Maur devient capable d’y marcher : FRAGILITÉ PORTEUSE
Le premier miracle a mis en évidence la PRIERE comme source, au propre et au figuré. La prière de Benoît a fait jaillir une source en haut de la montagne.
Dans le deuxième miracle, aucune mention de la prière, mais le récit met en valeur une double attitude de « REFERENCE », l’aveu de la faute par le Goth, et le souci de Maur d’aller en référer à son abbé. Voilà ce qui PORTE le moine cénobite : l’humilité d’un rendre compte, d’une référence, d’une ouverture du cœur.
Le troisième miracle apporte alors sa note propre, éclairée par le petit « assaut d’humilité » de la fin : c’est l’ OBEISSANCE, qui dépouille chacun des deux protagonistes de son mérite, et laisse arbitrer l’enfant.
Grégoire a dévoilé là trois des principaux ressorts de la vie monastique : la PRIERE, le fait de rendre compte, d’en REFERER à un autre, et finalement l’ OBEISSANCE comme couronnement de l’action du moine, dépossession de son propre faire.
Voilà ce qui permet à l’eau de porter, à un lieu quelconque de devenir « porteur ». Ces trois pratiques nous permettent de nous PORTER les uns les autres.
frère David