Dialogues, ch.14-15 Totila: le salaire de la puissance
Dialogues (II) 14 Perfidie de la puissance
Après le mensonge par omission, Saint Grégoire montre ici une autre sorte de mensonge, qualifiée de « perfidie » : se servir de la confiance de l’autre pour la retourner contre lui, pervertie. Totila veut prendre en défaut l’esprit de prophétie de Benoît, son esprit de vérité. Il veut, par un mensonge, montrer qu’il n’y a pas de vérité, pas plus en Benoît que chez quiconque. « Tu as tort de me croire, car je suis menteur ». Il veut démontrer la puissance du mensonge.
Alors Totila met en scène la puissance : les bottes du roi, des vêtements royaux, des vêtements de pourpre, et surtout une « suite » royale, trois dignitaires, plus des écuyers et tout un cortège. Le terme de « suite », obsequium, obsequentes, revient quatre fois… il s’agit de déployer la puissance pour impressionner Benoît.
Or Benoît n’est pas impressionné, parce que la vérité justement le tient à distance de ses impressions, de ses émotions, et de la puissance. Il reçoit ce roi « assis en hauteur », eminus sedebat, et il lui dit : « Dépose, fils, dépose ce que tu portes, ce n’est pas à toi. »
Il l’appelle « fils », et se situe donc comme père, ce qui est assez étonnant. Rappelons-nous pourtant que Benoît a déjà accueilli, comme fils, un Goth, mais un Goth pauvre en esprit (§6).
Rappelons-nous aussi ce que sont ces Goths : comme les Lombards, ce sont des bandes de pillards qui ravagent la péninsule, avec la razzia pour méthode.
Benoît traite Totila à la fois comme un postulant qui doit laisser au vestiaire ses habits « fils, dépose ce que tu portes », et parce qu’il se prétend roi, il lui dit aussi en face qu’il a volé, pillé, extorqué, usurpé. Non est tuum, « ce n’est pas à toi ! », comme Jean-Baptiste disait au roi Hérode que sa femme n’était pas la sienne. Il parle comme le plus grand des prophètes, c’est-à-dire en toute vérité et moralité.
Tel est l’esprit de prophétie de Benoît, qui déjoue la puissance et la perfidie du même coup.
Dialogues (II) 15 Le salaire de la puissance
Totila vient donc voir Benoît en personne, et cette fois, il met en scène un simulacre d’humilité ou de conversion ; l’invitation trois fois répétée, surge, « lève-toi », ne suffit pas ; Benoît doit descendre lui-même pour relever le roi prosterné !
Mais Benoît ne se laisse pas plus impressionner que par la première mise en scène et aussitôt, il lui fait ouvertement des reproches, comme la première fois.
Puis vient la prédiction : neuf ans de règne et puis la mort !
Alors Totila est vehementer territus, « saisi d’une violente terreur ». Voilà le paradoxe et le pouvoir de la parole de vérité : l’homme qui impressionne toute l’Italie par la violence et la terreur est lui-même « saisi d’une violente terreur » par une simple parole. Salaire de la peur !
La deuxième partie du chapitre est très étonnante.
Elle traite de la ruine de Rome, celle que Grégoire et ses contemporains ont sous leurs yeux.
Reprenant l’évêque de Canuse, Benoît n’attribue pas cette ruine aux seuls barbares, mais à toutes sortes de cataclysmes NATURELS, « tempêtes, foudres, cyclones, tremblements de terre », avec ce jugement : marcescet in semetipsa, « elle fanera en elle-même. » (terme éminemment NATUREL qui s’applique aux fleurs qui se fanent)
Il y a ici une prise de conscience extraordinaire, qui fut déjà celle d’Augustin, celle de Benoît, qui est maintenant celle de Grégoire, que la puissance ici-bas n’a que la ruine pour avenir.
Bonne ou mauvaise, civilisation ou barbarie, il n’y a pas de puissance qui tienne, seul tient l’amour qui refuse de se servir de la puissance.
Si la folie de la guerre épargnait la puissance, la puissance des éléments naturels aurait raison de la puissance humaine, et l’homme dans tous les cas recevrait le salaire de la puissance, à savoir la violence et la terreur.
C’est évidemment une pensée très dérangeante, qu’il faut considérer attentivement aujourd’hui. A travers cette visite de Totila, roi des Goths, et à travers la ruine de Rome, Grégoire et Benoît, bien malgré nous, nous obligent à faire de la politique.
Dialogues (II) 15 Le salaire de la puissance II
Benoît dans le texte de saint Grégoire disait à l’évêque de Canuse « Rome ne sera pas exterminée par des barbares, mais fatiguée par des tempêtes, foudre, cyclones et tremblements de terre, elle fanera d’elle-même. »
Autrement dit, si les Barbares épargnaient Rome, les éléments naturels et le temps suffiraient à la ruiner. Cela signifie que la splendeur de Rome n’a pas sa fin en soi, mais nous ne voulons pas le savoir !
Je lis aujourd’hui en écho un texte de Gabriel Marcel qui, en 1933, fait une analyse « prophétique » de la civilisation qu’il a sous les yeux (Position et approches concrètes du mystère ontologique), civilisation menacée par les barbares, mais plus encore menacée de l’intérieur par une idole à laquelle elle se fie aveuglément et à laquelle elle voue un culte, la puissance de la technique. Cette civilisation est encore la nôtre et sa dérive est de plus en plus manifeste.
« Il peut sembler que nous soyons entrés aujourd’hui dans l’âge du désespoir : nous n’avons pas cessé de croire à la technique, c’est-à-dire d’envisager la réalité comme ensemble de problèmes, –et en même temps, la faillite globale de la technique est aussi clairement discernable que le sont ses triomphes partiels.
A la question : que peut l’homme ? nous répondons encore : l’homme peut ce que peut sa technique ; mais en même temps nous devons reconnaître que cette technique se révèle incapable de le sauver de lui-même, et se montre même susceptible de conclure avec l’ennemi qu’il porte au fond de soi les plus redoutables alliances.
Livré à la technique, ai-je dit : il faut entendre par là, de plus en plus incapable de la maîtriser ou encore de maîtriser sa propre maîtrise. Car cette maîtrise de sa propre maîtrise […] ne peut trouver son centre ou son point d’appui que dans le recueillement. […]
Nous sommes contraints de reconnaître que nous n’avons aucune prise sur les conditions météorologiques, mais il s’agit de savoir si nous estimons qu’il serait souhaitable et juste que cette prise nous fût accordée. Plus le sens de l’ontologique tendra à disparaître, plus l’esprit qui l’a perdu verra s’illimiter ses prétentions à une sorte de régence cosmique, parce qu’il sera de moins en moins capable de s’interroger sur les titres qu’il peut avoir à exercer cette régence. »
On en est tout à fait là !
J’ajoute une courte réflexion consonante de Simone Weil à la même époque : « La maîtrise –apparente– des « forces de la nature qui dépassent infiniment celles de l’homme » (Spinoza, Ethique, IV, 3) exige le concours d’une collectivité qui dépasse de beaucoup la capacité de contrôle de ceux qui la dirigent. D’où… ‘qui fait l’ange fait la bête’ ».
En peu de mots, elle souligne le lien entre la « prétention à une régence cosmique » et le politique, entre une prétendue maîtrise technologique, en fait illusoire, et une régence très réelle et très politique des personnes, dans laquelle l’homme s’avère également « incapable de maîtriser sa propre maîtrise ».
On peut considérer Hitler ou Ben Laden comme de nouveaux Totila, on peut considérer la deuxième guerre mondiale ou le 11 septembre 2001 comme le déchaînement de la barbarie… reste notre aveuglement fondamental quant aux prétentions de la puissance en elle-même, à savoir la puissance de la technique que nous couvrons du beau nom de civilisation.
Simone Weil ou Gabriel Marcel en 1933 parlent tous deux des « forces de la nature », de la météo, comme du SIGNE de cette limite dont les hommes ne veulent pas reconnaître la réalité, et de ce moment où, par le jeu même de la technologie comme de la politique, l’homme perd « la maîtrise de sa propre maîtrise ».
Jacques Ellul partageait les mêmes réflexions, et il n’a cessé d’inviter à une autre réaction que la course en avant technologique et politique. Il écrit : « la Bible nous apporte une Parole antipouvoir, antiétatique et antipolitique… l’Eglise doit inventer un chemin AUTRE. » et ailleurs il propose : « On a une puissance et on refuse de s’en servir. Tel est l’exemple de Jésus. »
Il n’est pas besoin d’être grand prophète pour observer aujourd’hui ce phénomène de la perte globale de la maîtrise : crises globales, mondiales, politiques, financières, crise des énergies, des matières premières et crise climatique, et, –c’est là le plus stupéfiant–, on ne compte toujours que sur la technologie pour sauver la situation, la prétention technologique n’en est nullement diminuée (projet de remorquage d’un iceberg pour fournir l’eau douce aux îles Canaries !)
Là où Benoît, Simone Weil, Gabriel Marcel, se montrent « prophètes », c’est quand ils en appellent à l’homme, à son humilité et à son désir, non pas à sa technique, pour changer le monde et faire face à la barbarie, quand Gabriel Marcel écrit : « cette maîtrise de sa propre maîtrise […] ne peut trouver son centre ou son point d’appui que dans le RECUEILLEMENT. »
Qu’est-ce que le « recueillement » dont parle Gabriel Marcel ?
Où commence la maîtrise par l’homme de sa propre maîtrise ?
Saint Grégoire dans les Dialogues, montre que Benoît cherche ce chemin AUTRE, il cherche cette voie du RECUEILLEMENT, et, à l’exemple de Jésus, il refuse de se servir de la puissance dont il est investi ; il a accueilli un Goth, un barbare, dans sa communauté. Le chemin autre est le chemin de l’autre, du « barbare » qui nous limite et nous menace.
frère David