Dialogues, la vie de saint Benoît par saint Grégoire, ch.2-3 Le gardien des vases

En Calcat le 11 juillet 2017
Dialogues (II) 2, 1-2 Le buisson ardent

Il me semble nécessaire de remarquer une évolution surprenante de Benoît depuis le début de son noviciat.
Dans le Prologue, Grégoire nous a dit textuellement : « désirant plaire à Dieu seul, il se mit en quête de l’habit du saint changement de vie » ; son maître des novices, Romain, lui a effectivement « transmis l’habit du saint changement de vie ». Pourtant, un peu plus tard, les bergers l’ont trouvé vêtu de « peaux », comme « quelque bête dans les buissons » ! Où est passé le saint habit ? Et maintenant, le voilà « tout nu dans les buissons ». L’école buissonnière tourne mal ?
Cette MISE A NU de Benoît est en fait une REVELATION. Benoît fait une découverte fondamentale : à côté de son désir de plaire à Dieu seul, voilà qu’un autre désir se manifeste, désir sexuel, désir d’une femme, et ce désir le met à nu, c’est-à-dire à feu et à sang.
Il ne peut plus se voiler la face : son désir n’est pas univoque, il aurait bien voulu « plaire à Dieu seul » mais sa chair en a décidé autrement, et devant cette réalité, l’habit ne tient pas, ne le protège nullement, il se découvre nu, exposé.
Grégoire en décrivant la scène multiplie les termes de flamme, de feu, de brûlure, d’incendie. Benoît tout nu dans les ronces et les orties (urtica, « brûlante ») devient lui-même le « buisson ardent », sa chair est le lieu de la révélation inaugurale, comme Moïse au seuil de sa mission.
LA CHAIR EN LAQUELLE TU TE TIENS EST UNE CHAIR SAINTE.
On connaît l’euphémisme biblique qui consiste à parler des pieds quand on veut parler du sexe ; alors « Retire tes sandales ! » signifie : Tiens-toi nu devant Dieu ! ne lui raconte pas d’histoires avec tes désirs, il te connaît.
Benoît ou le moine n’est pas quelqu’un qui recouvre son sexe une fois pour toutes de façon à vivre désormais comme les anges ; c’est quelqu’un qui croit que son désir le plus pauvre, le moins avouable, le tient aussi en présence de Dieu. Sa chair est sainte.


Dialogues (II) 2, 3-5 La cinquantaine

Grégoire nous dit que depuis lors, les disciples affluent et courent se placer sous le magistère de Benoît. Depuis quoi ? Benoît n’a pas fait publier dans la presse l’épisode du buisson ardent !
En fait, avec l’épisode des bergers, nous avons appris qu’il y avait déjà autour de Benoît une fréquentation, des échanges ; maintenant il s’agit de gens qui « quittent le monde », et d’un « magistère » de Benoît.
Comprenons qu’il y a là toute une progression, que le magnétisme de Benoît ne s’est pas exercé du jour au lendemain du fait qu’il se soit jeté dans les épines.
En ce sens, remarquons que Grégoire invoque Moïse et un passage des Nombres où celui-ci définit l’âge des différents services : à 25 ans, on fait le service (ministerium), après 50 ans, on devient « gardien des vases » (dans le contexte de tentation charnelle, l’expression plairait à un psychanalyste).
Cette question d’âge fait écho aux toutes premières phrases du Prologue, où il nous fut dit que Benoît avait un « cœur de vieillard dès le temps de l’enfance ». Pour ce qui est de l’enfance, l’épisode de la nourrice nous a renseignés ; puis il y a eu le noviciat sous la conduite éclairée du moine Romain ; maintenant, avec ces deux caps importants de la maturité, 25 et 50 ans, la gradualité est affirmée et détaillée de façon très nette.
Grégoire se donne encore la peine d’expliquer : après 50 ans, « la température du corps baisse », calor corporis frigescat ; gradualité !
Et que signifie la garde des vases ?
« Les vases sacrés sont les esprits des fidèles ».
Autant la scène de l’incendie reste une affaire privée, intime et personnelle, et prend le caractère d’une REVELATION, autant la « garde des vases », c’est-à-dire la direction spirituelle, requiert une attention aux autres, une disponibilité tournée vers le prochain qui est aussi discrétion, capacité de retenir (« vases »), de ne pas divulguer.
La maturité spirituelle de Benoît se manifeste dans ce double trait : capacité de sortie de soi, de disponibilité à autrui et aptitude à « garder », à se montrer « gardien » du jardin secret d’autrui.

Dialogues (II) 3, 1-4 Le vase de mort

Même si le mot ne s’entend pas dans la traduction française, cet épisode répond à la question préalablement commentée par Grégoire : Benoît va-t-il réussir à être un bon « gardien des vases », un bon docteur des âmes ?
En effet, ce carafon ou flacon ou pichet de vin est en latin toujours dénommé vas, et pour finir vas mortis, vase de mort.
Depuis le début du livre, on a vu que les objets ont une grande puissance signifiante et le lecteur doit leur porter attention (ça se fait tout seul !) ; ainsi le vêtement, le crible, la corde, la clochette, les orties, maintenant le pichet.
Du temps de Romain, c’est l’ennemi qui avait cassé la clochette du pain avec une pierre ; aujourd’hui, c’est Benoît qui casse le pichet de vin avec un signe de croix « comme si le signe de croix eût été une pierre ». Tiens, Benoît prend la tactique de l’ennemi !
Cette tactique, le récit le montre, c’est la « RUPTURE ».
Le vase brisé est l’aboutissement d’un différend entre Benoît et les frères, différend exprimé par un jeu sur le couple de mots licet, inlicitus, « licite / illicite », permis / défendu, repris deux fois : les moines ne supportent pas que le défendu ne soit plus permis. Et Benoît conclut l’épisode en redisant ce qu’il avait dit dès le début : nos « mœurs » (mores, coutumes) ne peuvent pas s’accorder, s’accommoder.
Ce mot « mœurs » répété, de même que le couple « licite/illicite », nous oriente vers le monde dans lequel vivent Grégoire et son lecteur : peut-on vivre avec les Barbares, qui ont d’autres mœurs et une autre approche de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, une autre culture ?
La rupture et le retranchement dans une solitude splendide est-elle la seule réponse à la DEMANDE des Barbares vis-à-vis de la civilisation romaine ? Pensons à toute la question de l’intégration culturelle aujourd’hui !
La rupture est-elle le dernier mot de celui qui sera le législateur de la vie commune ? On peut bien penser que non.

Dialogues (II) 3, 5-7 Le gardien des cochons

Ici commence une digression d’un type différent.
On a vu que le diacre Pierre est déjà intervenu à propos d’une première allusion scripturaire, celle de Moïse et des gardiens des vases de plus de cinquante ans. Le rôle de ce diacre Pierre est celui du naïf qui dit toujours « oui, je suis d’accord, cela est beau, ça me plaît beaucoup », mais qui, l’air de rien, pousse Grégoire dans ses retranchements. Le récit fait alors place à une explication.
L’affirmation de Grégoire qui fait problème est celle-ci, qui conclut l’épisode du pichet de mort : « alors il revint au lieu de sa solitude bien-aimée, et seul aux yeux du Spectateur souverain il habita avec lui-même. »
Notons le redoublement : « solitude, seul ».
La question porte sur « habiter avec soi-même » : une note nous signale que ce précepte était tenu dans le monde latin pour un équivalent du « connais-toi toi-même » des Grecs. Une sentence profane est donc ici mise en question par le diacre Pierre.
Et la première réponse de Grégoire consiste en un contre-exemple : le fils prodigue.
Ce qui est un peu reconnaître que Benoît s’est trouvé dans la situation du fils qui gardait les cochons avant de revenir à lui-même. Benoît est allé en Barbarie et puis il s’est ravisé : ces vases-là ne conviennent pas au « gardien des vases », « vite, retournons à la maison ».
Tout le raisonnement de Grégoire est de montrer qu’il y a danger pour l’âme à sortir de soi, à « errer », à « vaguer » ; on retrouve là un peu l’esprit de la RB sur les dangers du « dehors ». On ne peut pas être gardien des âmes des autres sans d’abord être son propre gardien. La vigilance spirituelle est une attention à la présence de Celui qui toujours est vigilant, qui nous garde et nous regarde sans cesse (RB 7, 1° degré d’humilité).
Mais Pierre n’a pas dit son dernier mot.

Dialogues (II) 3, 8-10a Pierre dans sa prison

Pierre n’a visiblement pas été tout à fait convaincu par l’exemple du fils prodigue et il lui oppose saint Pierre dont le récit des Actes dit aussi qu’il est « revenu à lui-même »… il était donc sorti ! Saint Pierre n’habitait donc pas avec lui-même !
Alors Grégoire oppose deux types de sorties de soi, au-dessus, par la contemplation, comme saint Pierre, et au-dessous, par la vie dissolue, comme le prodigue devenu gardien des cochons. Sortie de soi par une exaltation ou sortie de soi par une chute.
Cette digression est intéressante en ce qu’elle évite toute absolutisation du précepte profane d’ « habiter avec soi-même » qui pourrait amener un chrétien à une certaine forme de suffisance, à une autonomie fort peu ouverte à l’autre, et d’abord à Dieu.
Mais le diacre Pierre n’est pas encore convaincu et il porte le coup fatal : « je demande que tu répondes, s’il devait déserter les frères qu’il avait accueillis ? » Et là, tous les mots sont importants :
-« s’il devait », debuit, (quel était son devoir ? en avait-il seulement le droit ?) ;
-« déserter », deserere, (aller au désert, n’est-ce pas toujours un peu déserter des frères ?) ;
-fratres, des « frères », pas des pourceaux ;
-« qu’il avait accueillis », suscepit, (on connaît le poids de ce mot dans la RB et aussi le sens originel, celui du père qui reconnaît son fils, qui le prend en charge, sens juridique qui fait bien résonner le debuit initial, quel était son devoir ?).
Le vocabulaire est celui de la RB. La question essentielle est bien de savoir si la solitude de Benoît est évangélique ou non, chrétienne ou non, si la fraternité a ou non du poids, –et quel poids ?– dans la question du salut…
Selon une rhétorique impeccable, Grégoire va donc devoir trouver un troisième argument, et il le fera, comme ailleurs dans les Dialogues en prenant l’exemple de saint Paul à la suite de celui de saint Pierre.

Dialogues (II) 3, 10-12a De l’habitation au retour…

En prenant l’exemple de saint Paul s’évadant de Damas dans une corbeille, Grégoire reconnaît implicitement que Benoît a fui. Il a peut-être fui à bon droit, et même par vertu, mais c’est quand même une fuite.
Il est intéressant de remarquer que la question initiale s’est notablement déplacée : on avait commencé en cherchant le sens de « habiter avec soi-même », expression qui semble statique, et les trois exemples, surtout le troisième, ont amené Grégoire à parler de déplacements, à parler bien plutôt de ce que signifie « revenir à soi-même ». Le prodigue était en exil, revenant à lui-même, il se met en route vers la maison de son père ; Pierre était en prison, revenant à lui-même, il se découvre libre et se met en marche ; Paul à Damas était comme assiégé de l’intérieur, il s’enfuit. Revenir à soi-même, chercher à habiter avec soi-même, c’est presque toujours être amené à bouger.
La véritable fidélité n’est pas une fixité, un immobilisme.
Parce que le moine ne prétend pas détenir en lui-même le principe de sa stabilité ; nous ne sommes pas notre propre centre de gravité, nous ne sommes pas l’aiguille de la boussole, nous la suivons. Grégoire nous donne la clé en nous disant que Paul désirait plus que tout, non pas tant habiter, être avec lui-même, mais « être avec le Christ », cum Christo esse, parce que « vivre, c’est le Christ ».
L’essentiel de la fidélité se dit alors dans un mouvement de RETOUR, constant retour au Christ, à soi-même et à Dieu.
Saint Antoine, dans la Vie par saint Athanase, déclare : « il faut donc que, comme le poisson revient à la mer, nous revenions à la montagne, pour ne pas oublier les choses intérieures. » Et Benoît, au début de sa Règle, parlera du retour comme du mouvement même du moine.
Alors, oui ! le prodigue, Pierre et Paul sont bien trois figures éminentes, emblématiques pour un moine bénédictin, figures non pas de l’ « habiter avec soi-même » mais de ce retour constant au Christ qui permet au moine de ne pas trop décoller de lui-même.
frère David