Dialogues ch.18-19 Un lézard dans l'histoire

Grégoire nous  fait faire des montagnes russes : il nous fait passer en quelques lignes de la théologie de la Révélation à la vie la plus ordinaire, de la destruction totale du monastère par les Lombards à une histoire de bonnes bouteilles ; mais peut-être est-ce là justement un reflet très vrai de la vie, qui ne se tient jamais longtemps dans les hauteurs mais redescend très prosaïquement plusieurs fois par jour pour satisfaire aux nécessités de la condition charnelle.

C’est dans la vie que nous rejoint la question qui ouvre cet épisode, celle d’une possible conversion.

Et l’histoire est une belle métaphore de notre vie tout entière.

Nous portons notre vie comme en deux tonnelets, sachant que nous aurons à la rendre à l’arrivée, à tout rendre, mais notre péché consiste à en cacher une partie, à notre usage personnel, réservé. Or ce que nous croyons nous réserver ainsi se révèle trompeur : un serpent, qui nous fait pâlir, qui nous remplit de confusion.

Tout ce que nous prétendons garder pour nous se révèle pourri, comme la manne au désert. Certes, nous consommons, nous jouissons de la vie, et nous en jouissons même exactement dans la mesure où nous la recevons en permanence comme un don, comme un cadeau, mais dès que nous prétendons nous soustraire à la circulation pour posséder notre avenir par nous-mêmes, nous nous exposons à une cruelle déception. La vie la meilleure se révèle infectée… Il y a un « lézard » !

Notre vie ne nous appartient pas, nous ne faisons que la porter, et la porter pour la donner, et « tout ce qui n’aura pas été donné sera perdu. » « Qui veut sauver sa vie, garder sa vie pour lui, la perdra. »

Saint Paul déjà le disait : « vous ne vous appartenez pas ».

Là où intervient le mensonge, c’est dans le fait d’en donner une partie et de s’estimer quitte ; c’est l’histoire d’Ananie et Sapphire (Ac 5) ; c’est ainsi la subtile justification du sacrifice : « avec tout ce que je fais DEJA pour les autres (ou pour Dieu) ! » Le ressort d’un tel mensonge n’est autre que la peur, la peur de vivre, la peur qu’on puisse me demander plus que je ne puis donner, c’est-à-dire peur que la vie me fasse mourir, la peur qu’elle soit menteuse elle aussi, qu’elle ne soit pas un cadeau mais un piège.

Cette peur-là est le contraire de la FOI.

 

Dialogues (II) 19 Un serpent dans les mouchoirs

Les reproches de Benoît, qualifiés de « très violents et amers » semblent disproportionnés avec la matière de l’appropriation, quelques mouchoirs, si peu de chose que le frère a complètement oublié son larcin… Bien sûr on pense à la RB 55,19, où les « mouchoirs » font partie de tout ce que l’abbé donnera pour qu’on n’ait pas tentation de se les procurer autrement.

L’expression sur laquelle repose toute l’histoire est un peu intraduisible : in sinu apparaît à quatre reprises, traduit trois fois, quand il s’agit des mouchoirs, par « dans la ceinture » et une fois, quand il s’agit de cacher « l’iniquité », par « dans le sein ».

Cette expression est bibliquement très riche ; elle désigne parfois comme ici la « poche », le pli (sinus) du vêtement où l’on met quelque chose, par exemple la poche du tablier où l’on verse une « mesure tassée, secouée, débordante » (Lc 6,38).

Mais beaucoup plus souvent, dans tout l’AT, ce « sein » désigne le giron, le creux intime du corps où vient se blottir, parfois le petit enfant, et très majoritairement la femme (avec une connotation explicite d’intimité conjugale, sexuelle).

L’ambiguïté de l’image est bien perceptible dans un proverbe (6,27) qui dit : « peut-on cacher du feu dans son sein sans brûler ses vêtements ? », et l’auditeur ancien entend bien là une question de relations intimes…

 

Dans l’évangile de Luc, on verra Lazare porté par les anges « dans le sein d’Abraham ». Chez saint Jean, l’expression grandit en intensité spirituelle : en 1,18, (selon la Vulgate) « le Fils unique qui est dans le sein du Père », et aussi en 13,23, le disciple bien-aimé qui « repose dans le sein de Jésus ».

Amour donc, attachement, intense et intime…

Et ici, les donatrices sont des femmes (deux fois appelées sanctimoniales feminæ).

Pour Benoît, il s’agit moins de l’ objet que de la relation dont il est le signe : il y a comme un serpent dans le mouchoir (cf § 18) !

Alors même que c’est Benoît qui « prend soin d’envoyer » des frères en mission, et dont on rappelle le travail d’évangélisation ! Il ne refuse pas la relation, mais il veille jalousement sur la chasteté de ces relations, au sens le plus fort du mot : relations parfaitement désintéressées et en vue de Dieu, sans dérapage.

Evidemment un rappel qui résonne fort dans le contexte actuel.

frère David