Dialogues, ch.9-13 Le réel, la présence et l'absence
En Calcat le 11 juillet 2018
Dialogues (II) 9-10 Voir ou ne pas voir : le regard mimétique
Le nom du diable dans les Dialogues, antiquus hostis, « l’antique ennemi », tel quel, n’est pas une référence biblique précise, même s’il fait songer à l’Apocalypse (« l’antique serpent ») ; précisons : hostis n’est pas inimicus ; hostis est l’ennemi « étranger » qui nous met en situation de guerre, tandis que l’ inimicus est n’importe quel contradicteur ; un inimicus peut redevenir un amicus, mais hostis est un ennemi permanent, structurel, ce qui est renforcé par antiquus. Contre un hostis, il n’y a que deux issues : la défaite ou la victoire.
La vertu propre de Benoît face à l’ennemi est une lucidité, une capacité de voir que les autres n’ont pas, mais tout autant une capacité de ne pas voir, c’est-à-dire un regard capable de ne pas céder à l’illusion mimétique ; la force de Benoît est un regard personnel, et non pas ce regard de surface qui s’en tient aux apparences.
Quand tout le monde regarde SUR la pierre, où l’on croit que le diable est assis, Benoît veut regarder DESSOUS. Quand tout le monde voit la cuisine ravagée par les flammes, Benoît voit le bâtiment intact.
Pour la pierre, le miracle de Benoît prend la forme d’une prière de bénédiction, mais dans le second cas, l’action miraculeuse de Benoît est décrite ainsi : revocavit fratres ad oculos suos, litt. « il rappela les frères à leurs propres yeux » : il les appelle à REVENIR A LEURS PROPRES YEUX, à quitter ce regard aliéné et aliénant qui les fascine, les bloque et les perturbe tout à la fois ; un manuscrit que SC ne retient pas, ajoute : « il leur recommanda de se signer » : il les invite à agir non sur quelque chose d’extérieur, mais sur eux-mêmes.
Au ch.9, l’action de cet ennemi est un BLOCAGE (la pierre).
Au ch.10, c’est une PANIQUE (un incendie imaginaire).
Dans les deux cas, blocage ou panique, le processus est mimétique, tout le monde en est affecté, paralysé ou paniqué.
Benoît rétablit l’altérité par la grâce d’un regard différent, d’un point de vue différent, et sa lucidité tient à cette différence, à sa singularité.
Dialogues (II) 11 La prière et le téléphone
Quand Benoît prévient, c’est déjà trop tard : « à peine le messager a t-il fini de parler » que l’accident a lieu.
Mais il n’est jamais trop tard pour prier.
De façon choquante, Benoît ne vient pas sur le chantier, alors que l’enfant est en bouillie, « il ordonne qu’on lui apporte l’enfant » Benoît ne quitte pas la prière ni le lieu de sa prière. Il est dans sa cellule occupé à la prière du début à la fin de l’histoire. Satan bouge, se déplace et le provoque à bouger, à quitter la prière, et la tentative de Benoît de « téléphoner » pour prévenir est son seul acte manqué, la seule démarche parfaitement vaine…
Le principe immobile et pourtant seul efficace dans le récit, c’est la prière, dont la stabilité est symbolisée par le psiathium, le tapis de prière (« la natte, où il avait l’habitude de se tenir pour prier »), lieu de la résurrection : l’on expose à la prière les accidents de la vie.
La prière n’est pas un MOYEN, elle est une FIN, un état de vie, ce qui ne bouge pas, quand bien même tout s’écroule, quand bien même on est réduit en bouillie. Le mot qui dit « l’écrasement » de l’enfant est contritio, un mot à forte résonance spirituelle, « contrition ».
C’est sur ce point très profond que nous avons le plus à corriger notre vie ; nous serons toujours tentés de ravaler la prière au rang de moyen. La prière comme moyen est une caricature, une magie.
Pourquoi sommes-nous tentés de faire de la prière un moyen ?
Parce que, par ailleurs, il FAUT construire le monde, et c’est ce que dit clairement le début de l’histoire : « les frères surélevaient un mur, parce que la chose était nécessaire » ; à la fin le jeune moine ressuscité repart au chantier. C’est NECESSAIRE, et pourtant ce mur s’écroulera encore, et le moine mourra encore, tandis que quelque chose de la prière demeure, quelque chose que justement nous sommes incapables d’appréhender, de tenir, de construire pour de bon ; dans la prière, l’écroulement est permanent, mais la résurrection aussi est permanente. Ne demeure que la présence nue.
Dialogues (II) 12 La Présence réelle
A partir du ch.12, l’esprit de prophétie devient le fil conducteur de douze miracles.
Le premier verset, sur l’esprit de prophétie, est en fait, curieusement, la conclusion du chapitre précédent, alors que, dans cette histoire du moine écrasé sur le chantier, l’ange de la prophétie qui est venu avertir lui-même Benoît de ses projets n’était autre que… le diable ! Notons que justement dans ce cas, l’avertissement ne sert absolument à rien ; il reste parfaitement inutile de crier « attention, voilà le diable, tenez-vous sur vos gardes ».
L’esprit de prophétie ne consiste pas dans le fait de parler d’une menace invisible mais dans le fait d’opérer un dévoilement du REEL.
Dans la question de Benoît : « pourquoi mentez-vous ainsi ? », nous retrouvons la constante de la révélation évangélique : face à la vérité, le mensonge ne peut tenir, les masques tombent.
L’esprit de prophétie a été qualifié ainsi dans l’introduction : la capacité d’ « annoncer aux PRESENTS les choses ABSENTES », et il se termine par le pardon de Benoît « sachant bien qu’ils ne le feraient plus en son ABSENCE, lui qu’ils sauraient leur être PRESENT en esprit. »
Le dévoilement est celui de la PRESENCE en esprit.
Cela nous ramène à la RB, et notamment aux 20 versets du 1° degré d’humilité : le Présent absolu, la Présence réelle, c’est Dieu lui-même.
L’abbé comme les frères sont les médiations de cette présence de Dieu, et c’est la raison de l’ouverture du cœur, de la vigilance sur les retards à l’office comme au réfectoire, de la disponibilité du portier et de l’hôtelier toujours prêts à accueillir l’hôte imprévu…
La vie bénédictine consiste à savoir reconnaître cette présence de l’Esprit Saint dans les médiations les plus ordinaires, les rencontres banales de tous les jours. Dès lors, cette présence des uns aux autres, qui est le fondement de la vie cénobitique, devient capitale pour la conversion personnelle de chacun, et nous en faisons l’expérience. C’est l’un des moteurs essentiels de la vie bénédictine.
Dialogues (II) 13 Le mensonge par omission
L’histoire est apparentée à la précédente : histoire de repas à l’extérieur du monastère ; se référant à un chapitre de la RSB, ch.51, dont le propos semble aujourd’hui bien tâtillon.
D’autant plus qu’il s’agit ici de deux laïcs et non de deux moines, de laïcs bien respectables, bien chrétiens, puisqu’ils s’appellent l’un l’autre « frère », et que le moins pieux des deux montre une charité exemplaire à vouloir partager son repas : que cela est beau ! Il n’y a d’ailleurs pas faute contre l’obéissance régulière mais seulement contre une habitude pieuse, même pas exprimée comme vœu, objet d’une simple « décision ».
Toutes ces raisons ajoutent à la mesquinerie du reproche que fait Benoît. Cela manque de largeur d’esprit ; car, aux yeux de qui s’affranchit de la Règle, il est toujours question non de la lettre, mais de l’esprit. Seulement voilà : par quel ESPRIT veut-on se laisser mener sur le chemin de la vie ? Si le monastère n’est synonyme que de contrainte subie et non CHOISIE, quel témoignage donnons-nous au monde ?
La conclusion ramène au même motif dans les deux histoires des ch.12 et 13 : c’est au moment où les voyageurs demandent à Benoît une bénédiction, que s’opère le dévoilement ! « il se rendit compte qu’il avait failli, ABSENT, SOUS LES YEUX de Benoît. » Absence, présence.
C’est en demandant la bénédiction que le mensonge prend corps, si l’on peut dire. De quel mensonge s’agit-il ?
Du plus commun des mensonges, le mensonge par omission, celui qu’on oublie d’autant mieux qu’il se fait toujours oublier, puisque c’est sa nature même, disparaître, se faire oublier, faire oublier qu’il y a mensonge. Un moine ne ment guère, sauf par omission, hélas !
L’omission est la voie royale du péché. Si nous nous trouvons courts au moment du sacrement de réconciliation, puisons dans le trésor de l’omission. Quel vaste continent que celui des omissions ! Tous ces appels de Dieu que nous n’avons pas entendus, tous ces appels du prochain devant lesquels nous sommes passés sans réaction, tous ces rappels que nous avons si facilement oubliés, négligés, passés sous silence ! Notre déficit de présence à Dieu est sans mesure. Nos absences en revanche sont innombrables.
frère David