La vie de saint Benoît par saint Grégoire, ch.1 Plaire à Dieu seul?

En Calcat le 5 mars 2017
Dialogues de saint Grégoire, Prologue du livre II : Plaire à Dieu ou le connaître ?

Que nous dit ce Prologue du Livre II des Dialogues ?
Apparemment un certain nombre de lieux communs hagiographiques ; mais remarquons une insistance particulière sur un thème : la CONNAISSANCE.
Benoît renonce aux études et Grégoire parle de recul, de pas en arrière, devant la « pente » (abrupta) et le « gouffre monstrueux » (inmane precipitium). Il se retire donc, il entre en récession (recessit), par peur d’une chute, « savamment ignorant et sagement inculte ».
Grégoire introduit ici un paradoxe qu’il redouble (double oxymore) ; attention, double coup de klaxon pour nous !
D’autant que Grégoire, juste après avoir raconté cela, prend, lui, une attitude précisément scientifique en citant immédiatement ses sources, l’origine de sa connaissance à lui de Benoît : il dit avoir APPRIS cela de quatre des DISCIPLES de Benoît, qu’il nomme et qu’il situe dans l’espace et dans le temps (didici, de discere, discipulis).
Il professe donc avoir été, lui, disciple des disciples de Benoît.
De ce Benoît qui ne voulait pas aller à l’école, pas être disciple.
Et pourquoi ne le voulait-il pas ? « par désir de plaire à Dieu seul »…
Par désir de plaire : il voulait faire le coquet, il voulait séduire, il avait trouvé sa cible, et il n’avait que faire de trouver un maître ; pas d’intermédiaire entre Dieu et lui, pas de médiation, séduction seulement, plaire.
Aujourd’hui, même les hommes politiques savent qu’il faut prendre des leçons pour plaire au peuple, pour séduire le public, leçons de maintien, d’élocution… parce que justement il y a des médiations, des média.
En va-t-il autrement pour Dieu ?
Il me semble qu’il faut remarquer dans tout ce Prologue un grand absent : le Christ.
Benoît n’est tout simplement pas chrétien ; dans sa peur du précipice, de la chute, il n’a pas voulu prendre le pont, il a voulu esquiver le seul médiateur qui nous conduit à Dieu, le Christ.
Les Dialogues vont nous raconter cela : comment Benoît passe de la séduction à l’apprentissage, et comment le Christ va venir le rencontrer pour le remettre sur le vrai chemin de Dieu, comment l’on passe du désir de plaire à Dieu à la connaissance de Dieu.


Dialogues (II) I, 1-2-3a Comment Benoît va-t-il quitter l’enfance ?

Benoît fugue avec sa nourrice, Benoît qualifié à deux reprises de puer, enfant.
Il faut remarquer un adverbe, celui qui qualifie l’amour de la nourrice pour l’enfant : arctius ; tel quel, le mot n’existe pas dans les dictionnaires ; cependant, sous l’orthographe voisine de artius, il devient plus commun, et signifie « de façon serrée, resserrée, étroite » ; voilà donc un amour resserré, à l’étroit, qui ne laisse pas beaucoup d’espace, comprenons un amour un peu « étouffant » ; cette note est renforcée par le fait que arctius évoque arctus, « l’ourse », qui a donné « arctique » (la grande ourse et la petite ourse). Cette femme aime son petit comme une ourse aime son ourson.
Ajoutons que leur maison, c’est l’église, « ils demeuraient dans l’église Saint-Pierre » ! Que d’ambiguïtés !
Heureusement, il y a la vie, qui se charge de rompre ce qui doit être rompu, de séparer ce qui doit être séparé. L’objet cassé par accident est justement un crible, un tamis, un objet qui sert justement à séparer, à trier la bale et le grain. La nourrice l’a emprunté à des femmes « pour nettoyer du blé » : entendons qu’elle est bien toujours la nourrice, celle qui nourrit ; après le lait, le blé. Benoît est bien l’enfant, qui n’en finit pas de têter, d’être nourri.
Or devant la rupture, franche, en deux, et surtout devant les pleurs « très violents » (vehementissime), Benoît, confronté à son impuissance, se met tout à la fois à pleurer, comme un enfant qu’il est, mais aussi à prier, à prier avec larmes.
Alors surgit ce qui ressemble à un miracle : tout est si bien recollé qu’on n’y voit goutte, comme si rien n’avait jamais été rompu, cassé, fracturé. Pour que le recollage soit bien repéré par tous, on suspend le crible au porche de l’église, là où souvent on voit le jugement dernier ; au lieu de la séparation effective, définitive, le crible, instrument de séparation, de tri, mais recollé ! Le jugement est nié, on n’en veut pas, on veut le collage parfait, la fusion.
Grégoire nous dit que ce crible y est resté jusqu’à l’arrivée des Lombards, des barbares. Mais le signe n’était déjà plus qu’un simulacre : Benoît avait refugué, et cette fois, occulte, « de façon occulte », en secret.
Ainsi c’est de façon « occulte », inconsciemment, que l’on quitte l’enfance, par des accidents, des ruptures et des fugues.

Dialogues (II) I, 3b-5 Le moine Romain et la clochette

L’enfant a donc fugué une seconde fois ; après avoir fui les études, il a « fui sa nourrice ».
Le voilà parti au désert, un désert étonnant qui s’appelle Sublacus, « sous le lac » et qui regorge d’eaux abondantes et limpides !?…
Dans sa fuite, le vagabond tombe sur un moine, un vrai, monachus. Ce moine qui rencontre l’enfant qui avait fui Rome s’appelle Romanus, « Romain ». Il vit là « sous la règle d’un père » nommé Adéodat, a-deo-datus, « donné par Dieu » : ces deux noms sont déjà tout un programme.
Un moine, au nom de Romain, Rome, la cité des hommes et de l’Eglise que Benoît avait fuie, avec une règle et un abbé, vient rencontrer Benoît.
Or ce moine va écouter « le désir de Benoît, tenir le secret, lui donner son aide, lui transmettre l’habit du changement de vie, et le servir autant qu’il lui est permis ».
C’est un vrai maître des novices, ce Romain, plein de SOLLICITUDE.
Il le met dans une cellule, « à l’étroit », et le nourrit là pendant trois ans. Cette grotte « étroite », c’est de nouveau arctus, « serré/ours ». Ce n’est donc pas Romain qui prend la place de la nourrice qui l’aimait de très près, « comme une ourse », mais la cellule, la cellule « qui vous enseignera tout », selon l’adage des Pères du désert.
La manière de nourrir aussi a changé ; comme une nourrice, Romain prend sur sa propre nourriture mais il ne se situe pas, lui, dans la proximité (elle habitait avec lui dans l’église), il habite ailleurs, au monastère, et la nourriture arrive par une longue corde, qui dit la distance et le lien, et aussi que ça vient d’en haut, que ce don descend du ciel.
Alors Grégoire nous dit que la charité de ce maître des novices suscite la jalousie de l’ « antique ennemi », son mauvais œil, caritati invidens, « jaloux de la charité ». Et il casse la clochette, le tintinnabulum ; il brise le signal, il supprime le signe.
« Romain n’en continua pas moins son service par des moyens appropriés ».
Telle est la fonction éducative par excellence : les signaux, les signes changent, puis se font rares et disparaissent, mais le don subsiste, la charité ne passe pas, l’amour est là. Apprendre au novice à se passer peu à peu des signes d’amour de ses frères. La charité se fait plus discrète ; on n’entend plus la clochette, on ne fait plus sonner la trompette sur le passage de l’aumône.

Dialogues (II) I, 6-7 Le prêtre et Pâques

La question de Pâques est ici première, centrale (6 fois + surrexit, ‘surge’, veraciter hodie).
Avec Pâques ou l’ignorance de Pâques est posée la question essentielle d’un monachisme CHRETIEN, c’est-à-dire qui témoigne de la Résurrection.
Le Christ advient dans la vie de Benoît, et c’est une initiative totalement extérieure à lui, une apparition du Seigneur (Dominus). C’est un prêtre, un envoyé de l’Eglise, un missionnaire (missus sum), qui va christianiser Benoît.
Grégoire insiste sur l’éloignement de Benoît et la recherche obstinée du prêtre (« à travers les cimes abruptes, les ravins des vallées, les excavations des terres… la grotte ») : cela fait penser à la brebis perdue. Et quand la brebis perdue est retrouvée, c’est le prêtre qui va accueillir Benoît dans la fête de Pâques. Il se comporte exactement comme l’hôtelier de la RSB : d’abord la prière et la bénédiction de Dieu, puis de « doux entretiens sur la vie », puis le repas qu’il s’était lui-même préparé, qualifié de « dons du Seigneur tout-puissant ».
Ce jour de Pâques, qualifié à plusieurs reprises de « fête, solennité » est offert à Benoît pour éclairer toute sa vie, et pour la transformer. Pâques est en vérité la « lumière éclatante » que Benoît va devoir « mettre sur le chandelier » (et non tenir sous le boisseau dans sa grotte) !
Benoît vivait à contretemps, le Seigneur dit au prêtre qu’il est « crucifié » par la faim (cruciatur). La réflexion de Benoît « j’ai mérité de te voir » dit le contresens en plus du contretemps : merui, « j’ai mérité », alors que le prêtre est venu lui apporter une nourriture délicieuse (delicias) par pure grâce.
Un moine ne peut mériter Pâques, c’est toujours Pâques qui vient à nous, Pâques qui nous visite, Pâques qui nous réconforte et nous nourrit, qui nous donne le tempo de notre vie, qui nous rassemble aussi pour nous recevions ensemble les dons du Seigneur.
Cette référence donnée à l’Eglise et transmise par l’Eglise (le prêtre) est le pivot d’un monachisme authentiquement chrétien.

Dialogues (II) I, 8 La brebis retrouvée

Cette finale du ch.1 se rapporte étroitement à la scène précédente, la visite de Pâques, la découverte centrale de Benoît, due à une initiative totalement gratuite du Seigneur à son égard, et opérée par le moyen de l’Eglise (le prêtre).
Il s’agit de bergers, pastores, qui le prennent pour « quelque bête », aliquam bestiam, à travers les « broussailles ». On pense plus nettement encore à la brebis perdue, et peut-être aussi au sacrifice d’Isaac, à ce bélier qui s’était pris dans les broussailles.
Grégoire dit que beaucoup d’entre eux, en faisant connaissance du serviteur de Dieu, mutati sunt, « furent transformés » : voilà Pâques à l’œuvre !
Comment ? En se mettant à « fréquenter » une bête, qui est en vérité un serviteur de Dieu. En quoi consiste cette fréquentation ? En un échange de nourriture et de paroles, alimenta vitae, des « aliments de vie ».
Benoît sort du jeûne où il s’était enfermé et complu, il accepte les aliments de vie, la loi de son « corps » ; il sort aussi du mutisme, il consent à l’échange de paroles. Tel est le don de la vie : CORPS et PAROLE ; ce sont les maîtres-mots d’une condition de chrétien.
Mais Grégoire nous dit ici quelque chose d’essentiel, non seulement de Benoît, mais aussi de la communauté monastique à venir : « beaucoup furent transformés [passant] d’une mentalité de bête à la grâce de la piété ». C’est en accueillant une bête, en apprenant à y reconnaître un « serviteur de Dieu », qu’ils sont transformés, qu’ils quittent eux-mêmes LEUR mentalité bestiale.
La communauté monastique grandit et se transforme, se christianise, quand elle fait place à la brebis perdue et retrouvée. On n’est pas évangélisé par un prophète ou un gourou, on est évangélisé en profondeur par l’accueil que l’on fait à la brebis perdue. Au sein de la communauté, nos vrais maîtres spirituels sont les pécheurs, les égarés (cf E.Bianchi, RSB 71).
frère David