33° Dimanche du TO*A Mt 25, 14-30
Frères et sœurs, P. Henri Gesmier, un prêtre exorciste du Mont-Saint-Michel, apporte dans son livre-entretien intitulé « L'exorcisme… au quotidien » une interprétation qu'un prisonnier a faite de la parabole de talents : « Un jeune de la prison m'a un jour parlé de ce texte : « Il a fait des choses terribles cet homme de la parabole. La première, c'est qu'il pense en mode de comparaison. À la distribution, il a regardé ce qu'avaient les autres et comme lui n'avait qu'un talent, il s'est dit que c'était injuste. Il a commencé à entrer dans une idée négative du don. Comme il a comparé avec les autres, il a vu qu'ils avaient eu plus, son sentiment d'injustice et de haine s'est alors intensifié. Du coup, on a l'impression qu'il veut jeter son talent à la figure du maître. Il ne veut plus en entendre parler. » Et ce jeune a poursuivi avec cette remarque bouleversante : « Et enfin, après avoir engueulé son maître, il n'a pas vu une chose importante. Il n'a pas vu que ce talent, le seul qu'il possédait, avait plus de valeur que les dix ou les cinq réunis. Il a simplement regardé le nombre. » Et là, il s'est effondré en larmes et il a ajouté : « Et moi j'ai fait ça avec ma vie. »
Il a fait cela avec sa vie… Il a été convaincu qu'elle avait moins de valeur que celle des autres… L'on peut se poser la question : est-ce trop tard, est-ce que tout est perdu pour lui ? Il n'y a plus que « les ténèbres extérieures », avec « des pleurs et des grincements de dents » qui l'attendent ? A vrai dire, tout cela est déjà en lui.
Et si sa prise de conscience, sa douleur intérieure, son regret, après toutes ces années, étaient ses talents ? Et si nos blessures, ce que nous avons raté, ce que nous n'aimons pas en nous, dans notre vie, nos péchés, ce que nous avons caché, enfoui, par peur, par honte, étaient nos talents ? Et si un poids que peut-être nous portons était notre talent (un poids sur la conscience comme ce prisonnier, le poids des années, le poids d'une maladie, d'une personne ou de la solitude) ? Comme dans le sport, chez les boxeurs, il y a des poids légers, des poids coq, des poids mouche ou des poids plume. Mais il y a aussi des poids lourds que nous pouvons porter.
En effet, à l'époque de Jésus, un talent c'était une mesure du poids d'un métal précieux comme l'or ou l'argent. Ce n'était pas ce que nous comprenons sous ce mot aujourd'hui : une capacité à exceller dans un domaine, un don naturel pour quelque chose, p.ex. on peut être doué en informatique, dans les arts, on peut bien cuisiner, nager, conduire une voiture, avoir une excellente mémoire, avoir une facilité à apprendre des langues, etc. Tout cela, c'est vrai, mais un talent est aussi autre chose.
Du point de vie de la foi, un manque, une blessure, un échec, un poids, peut aussi être un talent qui fructifie. Pour cela, il nous faut le sortir de la terre. Nous connaissons des situations où une maladie de quelqu'un a poussé sa famille à se réconcilier, comme nous connaissons aussi des cas où c'était la division. Nous pouvons avoir du mal à prier, avoir l'impression que Dieu est loin, et c'est justement cette souffrance qui peut nous pousser à le chercher encore plus, à purifier l'image que nous avons de Lui, à approfondir notre vie spirituelle, ou au contraire, nous pouvons tout abandonner, en disant que Dieu est une illusion, qu'il ne nous aime pas ou qu'il est dur. Comme cet homme en prison, on peut désespérer de sa vie, car nous avons fait quelque chose de mal ou utiliser cette mauvaise expérience pour développer un bien, pour changer notre vie. On peut bien « enterrer », gaspiller notre santé comme notre maladie, nos qualités comme nos défauts, notre vie morale irréprochable comme nos péchés. Chaque talent peut être gaspillé, enterré dans la terre…
Frères et sœurs, nous recevons des talents chaque jour, pas seulement un, deux ou cinq dans la vie. Ce sont nos qualités, mais aussi des opportunités, des défis, parfois faciles, parfois difficiles, qui nous invitent à essayer de faire fructifier l'amour dans notre vie, dans le monde, quitte à être fidèle dans peu de choses (comme dit la parabole). Et le plus grand talent que nous recevons et que nous avons à multiplier, le talent qui pèse le plus (au sens de « la pesanteur de la grâce », comme le dirait la philosophe Simone Weil), c'est l'amour de Dieu. À la fin du film qui vient de sortir sur l'abbé Pierre (« L'abbé Pierre, une vie de combats »), celui-ci a l'impression d'avoir tout raté dans sa vie (il n'a pas éliminé l'injustice sociale, la pauvreté, le racisme, etc.). Son ami François lui dit alors : « Tu as fait beaucoup plus. Tu as aimé ». L'abbé Pierre lui répond : « Oui. J'ai essayé ».
Que l'Esprit Saint nous travaille et nous donne la force et la joie de transformer nos talents, tels qu'ils sont, en amour. Amen.
fr. Maximilien