30° Dimanche du TO*A Mt 22, 34-40

Chers frères et sœurs, l'évangile de ce jour nous fait frôler des abîmes. Y a-t-il rien de séduisant comme la proposition de Jésus ? 'Tenez, TOUT est là. Avec ça, vous avez TOUT, toute la Loi, « la loi tout entière, avec les Prophètes » par-dessus le marché…'

C'est quand même bigrement intéressant si ça peut nous dispenser d'aller ingurgiter les centaines de pages que cela représente dans nos Bibles ! Peut-être même que certains d'entre nous s'en dispensent justement avec très bonne conscience, du fait que tout est là : l'amour, l'amour, il n'y a que l'amour…

Le « tout » est à manier avec précaution, en théologie comme dans les autres domaines, les scientifiques le savent bien, il y a presque toujours un petit couac qui fait clic dans la belle mécanique, un bug, un virus, une exception, « une exception qui confirme la règle »…

Je voudrais rappeler un vieux texte que nous connaissons très bien, au début de la Genèse. Rappelez-vous : Dieu donne aux humains TOUS les arbres du jardin. Mais il les donne tous sauf un.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi cette réserve brusquement, et pourquoi celui-là ? pourquoi nous priver d'un arbre qui justement, de ce fait, paraît très intéressant, plus alléchant encore que tous les autres arbres du jardin ? C'est pervers, cet interdit !

D'où notre fixation sur l'interdit, abcès, révolte !

Cette image signifie très exactement que Dieu donne tout aux hommes, tout… sauf… TOUT ! Quand un seul manque dans la collection, c'est le TOUT qui est abîmé, pas le don de Dieu. Dieu fait cela parce que le TOUT est le seul véritable danger pour l'homme. Tout sauf tout, parce que ce TOUT total est mortel, catastrophique, totalitaire, meurtrier et menteur. Voilà le seul interdit divin. La loi la plus profonde énoncée dans le premier jardin, c'est : 'Tu feras une exception ! Tu apprendras à vivre avec des exceptions'. C'est la loi de notre incarnation, de notre condition humaine. Et c'est la loi de l'amour même : aimer, cela passe très généralement par une exception : on en aime UN ou UNE à qui on donne, librement, un rôle exceptionnel dans notre vie.

Paul Beauchamp, un grand exégète, nous le fait comprendre autrement.

Il nous explique que cet interdit du TOUT est la loi même du langage, de la parole humaine : on ne peut pas TOUT dire, sinon on y est encore demain matin, et jusqu'à la fin des temps. Parler en vérité, c'est accepter de ne pas TOUT dire, c'est consentir à entrer dans l'humilité du partiel et du partial, « toute parole dit (implicitement) : ceci n'est pas l'absolu », ceci que je dis n'est pas l'universel. L'universel n'est pas en mon pouvoir : cela signifie aussi et justement que vous avez droit de réponse ! Tout parole vraie est une invitation au dialogue.

Pour toute la Bible, la parole est un glaive, c'est à dire qu'on se bat avec elle et contre elle, et qu'elle coupe le réel, elle le divise, elle le met en morceaux, mais elle est bien incapable de le rassembler, de l'envelopper tout entier. On ne rassemble rien du tout avec un glaive !

Alors, Jésus ? Qu'est-ce que tu fais ? qu'est-ce que tu nous racontes avec ton amour universel ?

Eh bien justement. Il s'agit d'écouter avec deux oreilles et de ne pas faire de salade : Jésus ne nous dit pas « amour, amour, amour toujours », il dit bien plutôt : « deux », et jamais l'un sans l'autre. Deux, deux irréconciliables en apparence, pas si faciles à concilier, Dieu ET le prochain, Dieu ET les êtres humains.

Si j'écoute vraiment attentivement, je vais entendre différemment le petit verbe qu'a employé Jésus ici : « de ces deux commandements-là dépend la Loi tout entière, ainsi que les Prophètes ».

En grec krematai. On pourrait traduire, sans rien forcer : 'à ces deux-là est suspendue la Loi, à ces deux-là est pendue la Loi', parce que c'est justement le verbe même qui dit la crucifixion : Jésus « pendu au bois de la Croix ».

L'amour de son Père et des hommes ses frères a écartelé Jésus sur la Croix, et rien d'autre que ce double amour ne l'y a tenu attaché, suspendu.

C'est à ce mystère-là que nous venons puiser dans l'eucharistie : que le Seigneur nous donne un peu plus d'ambition et de force pour conciler l'amour de Dieu, le respect de mon voisin de palier et l'attention due à tout être humain, car tout être humain est aux yeux de Dieu, exceptionnel.

frère David