DÉDICACE DU LATRAN Jn 2, 13-22
Pour entrer au mieux dans la célébration de cette fête, pour saisir l'enjeu très fort des lectures de ce jour, il suffit de laisser résonner la parenté de deux mots français très ordinaires: la maison et la maisonnée. La maison est en briques, en pierre, en tout ce qu'on veut, même en toile comme la tente du bédouin au désert. Mais la maisonnée est vivante, faite de personnes en chair et en os et d'aucune autre matière. Dans toutes les langues bibliques, le rapprochement fonctionne. En hébreu, une racine commune : banah, construire, ben, le fils ; beyt, la maison, bat, la fille.
C'est cette parenté originelle qui permet le grand renversement de la prophétie de Nathan, quand le Seigneur donne au roi David cet oracle : « ce n'est pas toi qui me construiras une maison (de pierre), c'est moi qui te construirai une maison (de chair) », une maisonnée, une famille, une dynastie…
Telles sont donc les données bibliques et la tension qu'elles expriment depuis le commencement. La pierre et la chair dialoguent. Maison de pierre ou maison de chair? Temple de pierre ou temple de chair? Loi écrite sur des tables de pierre, loi écrite sur des cœurs de chair.
On pourrait appeler ça le syndrome de l'escargot. Ce n'est pas une opposition frontale, il y a une continuité qui va du vivant au bâti : cette continuité passe par le vêtement, protection nécessaire. Mais ce vêtement n'a pas de limite claire. La tente du campeur ou du bédouin est encore proche du vêtement, c'est portable, comme un vêtement.
Petit à petit cette couche supplémentaire, qui est protection mais aussi apparence, prend de plus en plus de place, d'importance. De la tente on passe à la hutte, à la cabane, à la maison de bois, de terre, puis au palais de pierre, de fer et de ciment.
En fait, l'humain secrète sa coquille comme l'escargot. Et rien n'est rassurant comme une coquille bien solide, bien épaisse, invulnérable, et aussi très belle, sculptée, dessinée, nacrée.
Frères et sœurs, les paroles de Jésus sont des coups de tonnerre pour toute religion un peu trop pétrifiée, et c'est la tendance naturelle: la pétrification s'achève toujours au tombeau.
Alors rappelons-nous que la destruction du Temple en 587 est au centre de l'AT, drame fondamental pour le judaïsme. Elle est encore au centre du NT, comme le montre notre évangile et le procès de Jésus. Jésus a prophétisé la seconde destruction du Temple, qui aura lieu en 70, nouvel effondrement religieux pour le judaïsme et nouvelle purification.
Rappelons-nous 2019, lundi de la semaine sainte: l'incendie de Notre-Dame avait été en France une image indélébile de cette mise à mal du temple de pierre.
Un an plus tard, en 2020, nouveau choc: le covid, bannissant pour un temps les rassemblements publics et donc les églises, nous fait expérimenter ce qu'avaient vécu les premiers disciples de Jésus. Les Actes des apôtres racontent le passage de la prière au Temple à la prière dans les maisons. Pendant plus de deux siècles, aucun temple, aucune église, seulement des maisons, des maisonnées, des familles!
Or la fête d'aujourd'hui est celle de la Dédicace de la basilique du Latran, la cathédrale de l'évêque de Rome, construite en 320, juste après la paix constantinienne, la fin des persécutions. Elle indique clairement le commencement d'une frénésie bâtisseuse chrétienne qui ne s'arrêtera pas. Pour nous, petits chrétiens français de 2025, voici Notre-Dame reconstruite, mais l'arbre ne cache pas la forêt: où en est la communauté des pierres vivantes, où en est le temple de chair ? Vue de très haut, la France est pleine de coquilles, nos églises magnifiques, de nacre et de marbre, et de pierre sculptée. Comme pour les coquillages au bord de la mer, on ne sait pas toujours très bien s'ils sont habités ou désertés, fossiles.
Alors, frères et sœurs, ceci n'est pas seulement une question ecclésiale ou ecclésiastique, un problème pour l'institution, c'est une parole adressée par Jésus à chacun de ses disciples, sous différentes formes et à bien des reprises. De même que l'eau du Temple déborde, fuit, va jusqu'à irriguer le désert et la mer Morte, le disciple de Jésus est un vase fissuré qui suinte son trésor, qui transpire la Bonne Nouvelle, qui ne peut rien garder pour lui: « celui qui croit en moi, de son sein couleront des fleuves d'eau vive! » (Jn 7,37-38)
Frères et sœurs, où en sommes-nous du vêtement religieux, de la coquille? Ne renonçons pas à construire, mais soyons heureux d'être fissurés, ne laissons jamais notre trésor prisonnier de ses murs, de ses constructions, mentales, rituelles, idéologiques. Immergeons-nous inlassablement dans l'Évangile, plongeons en Jésus, nous sommes faits pour la vie vivante. Et gardons toujours en mémoire l'ordre des choses, d'abord le vivant, ensuite le bâti. L'eucharistie, en rejoignant notre chair, ne cesse de nous rappeler ce renversement chrétien : priorité du vivant sur le bâti qui en est le signe: 'car il parlait du temple de son Corps'!
Frère David