5° Dimanche de Pâques (C) Jn 13, 31-33a.34-35

Frères et sœurs, l'évangile de ce jour, très court, est considéré à juste titre comme la charte du christianisme : " Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c'est l'amour que vous aurez les uns pour les autres. " Les uns pour les autres ! Pas pour Dieu… Pas pour moi, Jésus, qui vous dit cela… Non ! les uns pour les autres ! Elle est étrange, elle est nouvelle au milieu de toutes les religions, cette religion qui ne parle plus de Dieu ! Dieu a fait ce que nous ne savons pas faire : au lieu de rester au centre du système, il s'est décentré, il a quitté la place centrale.
Ce décentrement nous parle de Dieu d'une façon nouvelle, un peu extraordinaire : il nous apprend qu'en Dieu, Père, Fils, Saint Esprit, il n'y a pas de centre, le centre est la seule place qui n'intéresse personne… Non, ce qui l'intéresse, c'est de se décentrer et de s'approcher, toujours davantage. Alors il s'est approché lui-même des hommes, car c'est ce que fait l'amour : il se décentre et s'approche…

Essayons de le dire avec une comparaison, une image. Quand je me mets à aimer, et même quand je suis franchement amoureux, que se passe-t-il ? Un évènement positif, un plus-être, un surcroît de vie, une vie qui a plus de densité, plus de goût ! Mais cette vie fait désormais un détour pour m'atteindre, elle s'est mise à passer par un autre ou par une autre. Un autre ou une autre est devenu le soleil qui réchauffe ma planète, je ne suis plus au centre du système, et ce soleil au-dehors fait éclore en moi des potentialités inconnues : la croûte gelée cède sous les rayons du soleil, des graines germent, le printemps révèle tout ce qui dormait en moi. A l'inverse, que cet amour refroidisse et ce soleil disparaît à nouveau parmi la multitude des étoiles lointaines, je reprends le contrôle de ma planète, je ne cherche plus qu'au centre de moi-même le peu de chaleur qui y reste enfouie, un souvenir de soleil.
Vous me direz peut-être : tout cela, ce soleil, c'est bien beau, mais moi, cela fait longtemps que je ne suis plus amoureux, je suis tout simplement dans la nuit : dans ma vie, il n'y a que de petites étoiles très pâles, aucune ne s'est approchée suffisamment pour devenir ce soleil qui ferait éclore ma terre.
Voilà justement le point où Jésus nous attend ! Ecoutons-bien ce qu'il dit, ce qu'il fait : Jésus fait de l'amour un commandement… C'est cela même qui est nouveau. Jusque là, il était bien convenu que l'amour était un sentiment. On avait de l'amour pour quelqu'un ou on n'en avait pas, on n'y était pour rien. C'était quelque chose de subi, de passif, presque d'irresponsable. Et c'est encore cette espèce de fatalité qui reçoit le nom d'amour dans tant de magazines, de films, dans toute une littérature.
Eh bien, non, pour Jésus, et pour le Dieu de la Bible, il n'en est pas ainsi ! L'amour-sentiment n'est souvent qu'un feu-follet, un météore, une étoile filante. L'amour vrai, lui, peut et doit devenir un acte responsable sans rien perdre de son ardeur et de sa force. Alors allumez les réacteurs, et approchez-vous des étoiles, chacune d'elles deviendra un soleil éblouissant. Voilà le commandement nouveau. L'amour est un décentrement volontaire, délibéré, choisi.

Mais le pluriel que Jésus emploie est important ; « l'amour que vous aurez les uns pour les autres », pas seulement « l'un pour l'autre », mais « les uns pour les autres » : pas seulement un soleil dans ma vie, mais une multitude de constellations à visiter, d'étoiles à approcher.
Un jour, un docteur de la loi, dans sa galaxie lointaine, perdue, glacée, demandait à Jésus : « qui est mon prochain ? ». Par la parabole du bon Samaritain, Jésus lui avait répondu : « Approche-toi toi-même ! et tout homme deviendra ton prochain ! ».
Ce pluriel dit aussi qu'aucun de nous, fût-il le pape, ne peut seul se montrer disciple de Jésus ; Pierre tout seul n'a su que renier son maître, mais c'est ensemble que l'on peut devenir disciples, ensemble dans la barque à la pêche, ensemble sur les chemins, ensemble dans la chambre haute, ensemble à prier, ensemble à communier. C'est ce décentrement fondamental qui fait que l'Église est constamment et tout entière missionnaire, apostolique, envoyée à d'autres. Jésus donne une dernière précision, qui est bien plus qu'un détail : " Aimez-vous… comme je vous ai aimés ", dit Jésus aux Apôtres.

L'amour chrétien n'est pas vague, informe ; ce n'est pas un vague sentiment ni un vague commandement. Il a une référence, il a une forme, la forme de ce que Jésus a fait, de ce qu'il a dit.
L'eucharistie est pour nous cette référence, le rappel constant de ce que Jésus a fait, de ce qu'il a dit. Par l'eucharistie, Jésus s'approche encore aujourd'hui et nous donne son propre amour, le carburant qui nous permettra de nous décentrer, de nous arracher à la pesanteur, d'aimer en vérité.

P. David