Sainte Trinité (B) Mt 28, 16-20
Nous fêtons la sainte Trinité, mais, nous le savons, le mot « Trinité » ne se trouve nulle part dans l'Evangile, ni même dans la Bible… ni même dans le Credo. Alors, faut-il, au nom de l'antique tradition, refuser cette innovation incroyable du IV° siècle ?
Au contraire, je crois qu'il faut accueillir ici la première Bonne Nouvelle de ce dimanche : lorsque se termine la dernière page de l'Evangile, il y a encore beaucoup de papier blanc dans le Livre. Pourquoi ? Pour que nous puissions à notre tour y écrire nos Actes des Apôtres, les actes des disciples d'aujourd'hui. Le temps ordinaire qui recommence après la Pentecôte, c'est le temps où l'Église doit encore écrire l'Évangile avec ses mots : voilà le défi lancé à chaque génération de chrétiens. Si bien que l'urgence, aujourd'hui, pour annoncer Jésus, le Christ, le Fils de Dieu, c'est de parler encore de lui à nos contemporains avec leurs mots qui sont aussi les nôtres, sans se couper du fil de la tradition. La puissance qui donne à nouveau du sens à nos pauvres mots, et un sens nouveau parfois, cette puissance-là ne vient pas du monde, mais de l'Esprit Saint.
Mais justement, vous allez me dire : d'accord, le mot trinité n'est pas un mot de la Bible, c'est un mot de l'Église, mais reconnaissons que ce n'est plus un mot d'aujourd'hui, ni même un mot à nous ! Est-ce qu'il est possible de parler de la Sainte Trinité avec des mots à nous, des mots d'aujourd'hui ?
Oui, parce que nous savons tous compter un-deux-trois et que nous savons tous dire Je-Tu-Il…
Je voudrais évoquer un vieux souvenir, déjà raconté ici même il y a plus de vingt ans. C'était une après-midi de vacances, juste avant mon entrée à En Calcat. Mon frère et ma belle-sœur m'avaient demandé de garder pendant une heure ou deux mon neveu Thierry, qui venait d'avoir un an. Il était dans son parc et était censé s'occuper avec ses petits jouets, mais il s'impatientait visiblement et répétait un peu sur tous les tons quelque chose qui ressemblait à « bébé ». Moi, en bon prof de français que j'avais été, persuadé que j'allais lui ouvrir l'esprit, et persuadé aussi que ça allait le passionner, je prends une de ces petites choses en plastique qui traînait autour de lui, et je lui dis bien distinctement « ba-teau », mais lui… « bébé »! Je prends autre chose… « gre-nouille », mais lui… « bébé » ! Et ainsi de suite, avec une impatience de plus en plus manifeste de son côté, et du mien, de plus en plus d'inquiétude sur ses capacités à progresser un jour dans le domaine du langage et de la littérature. Et puis, brusquement, la porte s'ouvre, Chantal apparaît, et Thierry, qui à force de trépigner, avait la larme à l'œil, se met à crier avec un sourire béat « Mômôô ! ».
Là était la différence radicale : le monde des CHOSES tout entier, celui des grenouilles et des bateaux en plastique, s'appelait encore « bébé » mais il y avait « maman » qui était ce premier « Tu », ce premier « Toi », qui donnait à la vie de Thierry une valeur inestimable.
Moi et mes objets… et elle qui n'est pas là… Je et Tu… toi que je connais, qui me connaît, qui me parles, qui me réponds, que j'aime. Le plus naturellement du monde, Thierry entrait dans le mystère de la trinité.
Eh bien, notre Dieu est ce mystère qui inaugure le Moi et le Toi, qui fonde notre capacité à sortir d'un monde où tout est confondu, où je ne suis qu'une chose parmi les choses du monde, et pas encore un sujet, un Je.
Sortir du monde des choses pour entrer dans ce monde infiniment plus intéressant où c'est un TOI qui me rends heureux, où c'est Toi qui me rends heureux !
Ici, nous touchons du doigt très précisément l'extrême difficulté qu'il y a à vouloir parler de Dieu à la troisième personne, comme d'un objet, ou d'un tiers, d'un absent. Dieu est présent, comme Jésus nous l'a dit dans l'évangile, dernier mot de l'évangile de Matthieu : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » Encore faut-il lui dire « Tu » ! précisément parce qu'il se révèle toujours comme un Tu, un Toi, il se révèle dans la présence à celui qui lui parle. Je repense à la prière de Charles de Foucauld, au seuil de sa conversion, debout près d'un pilier de l'église Saint Augustin : "ô Dieu, si vous existez, faites-vous connaître de moi !".
Le lieu de présence de Dieu Trinité, c'est la prière. J'en prends à témoin deux gestes caractéristiques de la prière des chrétiens : le signe de croix « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » et la prosternation, l'inclination profonde de la doxologie, à la fin d'un psaume ou d'une prière : « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit » !
C'est en disant TU à Dieu que je me prépare à expérimenter qu'il est Père, Fils, Esprit saint, et qu'en même temps, il est unique, Dieu vivant.
Partout la pratique précède l'intelligence. Partout les bébés commencent à vivre avant d'avoir appris. Heureusement. Partout les enfants commencent à croire avant de savoir vraiment. Heureusement.
La Sainte Trinité, c'est la découverte émerveillée que Dieu vit d'un éternel dialogue d'amour, et qu'il nous donne déjà ici-bas l'avant-goût de ce qui fait sa vie éternelle, l'aventure de l'amour ; pour les hommes, cela veut dire : apprendre à dire "NOUS", sans que Je et Tu aient le moins du monde disparu.
frère David