17° Dimanche du TO*B Jn 6, 1-15
Ce miracle que nous avons entendu raconter, frères et sœurs, nous l'appelons habituellement « la MULTIPLICATION des pains ». Jésus semble avoir MULTIPLIÉ les pains : avec 5 pains au départ, il a nourri 5000 hommes. Est-ce bien cela qu'il faut admirer ?
Si je regarde mieux, je m'aperçois que le mot « multiplication » ou le verbe « multiplier » n'apparaissent nulle part dans le récit de saint Jean, d'ailleurs pas plus chez Mt, Mc ou Lc…
Tout au contraire le mot qui apparaît plusieurs fois dans tous les récits, ici à deux reprises, c'est littéralement le mot « fraction ou fragment », traduit ici par « morceaux ». La FRACTION, c'est exactement l'inverse de la multiplication. Et, la « fraction du pain », c'est aussi l'une des expressions les plus anciennes pour désigner l'eucharistie. Ce que TOUS les évangélistes ont souligné, c'est la FRACTION, la division, le partage, un geste si important que, au cœur de l'eucharistie, on en fait toujours le récit et, un peu plus tard dans le rite, le geste lui-même : « il prit le pain, il rendit grâce, il le rompit » (littéralement, « il le fractionna »).
Pourquoi en avons-nous fait « la multiplication » ?
Peut-être à cause d'une loi très ancienne, une loi biblique, mais aussi sans doute une loi pré-biblique, une de ces lois universelles qui n'est pas toujours consciente mais que chacun met en pratique pour son compte le mieux possible, à tout âge et en tous pays, parfois frénétiquement… Depuis l'origine du monde a retenti un commandement si naturel qu'il n'a pas eu besoin d'être formulé pour commencer à fonctionner : « multipliez ! ». « Croissez et multipliez » Cette loi de la nature, frères et sœurs, cette loi de la croissance et de la multiplication, c'est encore la nôtre, celle de notre corps à chacun et celle de ce monde ; nul doute qu'elle ne soit bonne puisqu'au soir du 6° jour « Dieu vit que cela était bon ».
Mais il est vraisemblable qu'elle n'est pas à elle seule le chemin du bonheur. Ses égarements, ses déraillements, nous les voyons clairement aujourd'hui ; or la croissance reste l'idole de tous les économistes, de toutes les entreprises, la hantise des chefs d'état et de tous les élus ; mais nous n'avons qu'une planète, et le pétrole est un fossile… seuls les déchets semblent pouvoir se multiplier à l'infini. Quelle est la conséquence de cette loi, quand elle gouverne seule le monde ? Notre évangile nous le souffle ; écoutez la réaction de Philippe : « 200 deniers de pain ne suffiront pas ». Ca ne suffira pas ! il en faudrait PLUS, toujours plus ! inutile d'épiloguer… Je remarque que Philippe a dit cela en réaction à une question de Jésus dont l'évangéliste nous dit qu'il s'agissait d'une mise à l'épreuve. Cette ÉPREUVE, cette TENTATION, écoutons-la à nouveau, littéralement, « D'où pourrions-nous ACHETER des pains pour que ceux-ci mangent ? » ACHETER…
Face au manque, aux besoins, aux limites du réel, la tentation de l'argent… Avec de l'argent, on pourrait multiplier encore, on pourrait acheter du pain, on pourrait même venir à bout de la faim dans le monde.
On pourrait… si l'argent ne portait en soi cette loi de la multiplication effrénée, infinie, et aucune autre. On pourrait, mais le plus souvent avec l'argent, on achète les pauvres eux-mêmes, on clientélise les pays pauvres. Et avec l'argent, on ne réussit pas à les nourrir vraiment, à les aimer. « Celui qui offrirait toutes les richesses de sa maison pour acheter l'amour ne recueillerait que mépris ». L'argent fait croire qu'il peut tout mais l'argent ne sait pas aimer.
Alors voyons l'autre solution, celle de Jésus, celle de la FRACTION. Jésus part du réel, ce réel très limité, trop limité, 5 pains et 2 poissons, et là commence le miracle : bien loin de se plaindre de cette limite, il REND GRÂCE ; c'est « l'eucharistie » proprement dite, « l'action de grâce », l'autre nom de la fraction.
En rendant grâce, il en appelle au Créateur, à ce Dieu de qui nous avons tout reçu. A la grâce originelle de la création, avec sa loi de croissance et de multiplication, Jésus répond par la grâce, mais une grâce qui porte en elle une autre loi, celle de la fraction, du partage.
Et c'est le miracle : comme la flamme du cierge pascal qui est partagée et qui ne diminue pas, voici que les 5 pains partagés ont rassasié les 5000 hommes et les fragments restants remplissent 12 corbeilles !
A l'origine, par la création, nous recevons un don fabuleux, mais tout bien qui n'est pas partagé devient un mal ; tandis que même une pauvreté partagée est capable de rassasier le cœur de l'homme.
Frères et sœurs, à chacune de nos eucharisties, le Christ nous rend riches de cette pauvreté-là : la capacité d'aimer, en acceptant de partager notre pauvreté, nos insuffisances, nos limites. C'est cela le pot commun auquel nous verserons à la prière universelle, à l'offertoire, et nul n'est en peine de trouver ce qu'il peut apporter. De tout cela, parce que nous le partageons, le Christ fera l'action de grâce. Et dans la communion, le petit fragment que nous recevrons nourrira l'amour en nous, l'amour infini de celui qui a fait surabonder la grâce là où le péché s'était multiplié.
frère David