1° Dimanche de Carême (B) Mc 1,12-15

Frères et sœurs, en cette année B, nous avons entendu la version « courte » de la tentation de Jésus au désert dans l'évangile de Marc. Cela nous change, car nous avons en tête les autres versions de Matthieu et de Luc, avec le descriptif détaillé des tentations. Essayons donc de nous attacher à ce qui est dit aujourd'hui, car il y a une petite mention qui est propre à Marc : celle de la présence des bêtes sauvages auprès de Jésus, en même temps que celle des anges qui le servaient. Nous y reviendrons.

L'initiation a toujours existé, dans toutes les sociétés. Dans certaines tribus africaines ou amérindiennes, il fallait (et c'est encore le cas chez les peuples premiers) que le jeune adulte parte dans la forêt pendant quelque temps, auprès des animaux, pour devenir un homme capable de se débrouiller seul, sans l'aide des humains. Les mythes racontent cela, depuis la nuit des temps. C'est le cas dans l'épopée babylonienne de Gilgamesh qui date du XVIIIème siècle avant notre ère, et qui est l'une des œuvres littéraires les plus anciennes de l'humanité. Elle a inspiré plusieurs passages de l'Ancien Testament, notamment les récits du  jardin d'Eden et du Déluge, dont il est question dans la première lecture. Dans cette épopée est racontée l'histoire de Gilgamesh, roi de la cité d'Uruk. Celui-ci est présenté comme un personnage sans égal, du fait de sa force et de sa prestance. Mais il se comporte d'une manière tyrannique envers ses sujets, qui s'en plaignent aux dieux. Ceux-ci suscitent alors contre Gilgamesh un rival en même temps qu'un allié qui pourrait l'aider à juguler ses excès. C'est Enkidu, qui est créé dans les espaces désertiques où il vit au milieu des bêtes sauvages. Ce dernier, qui n'est encore qu'un animal, est initié à la civilisation et à la sexualité par une courtisane, et il se bat contre Gilgamesh. Tous les deux se lient finalement d'amitié, et Gilgamesh entraîne alors Enkidu dans une aventure vers la forêt des Cèdres. Suit un long parcours initiatique, dans lequel Gilgamesh – après une longue errance dans les espaces désertiques où il rencontre un survivant du déluge – découvre qu'il n'est qu'un homme, et qu'il n'est pas immortel. Il fait l'expérience de l'épreuve qui le rend sage. Il pourra ainsi guider l'humanité, et son règne sera commémoré par les générations futures.

En écoutant les grands traits de cette épopée, vous avez peut-être vous-mêmes fait le lien entre Gilgamesh et Jésus. Même si les deux personnages sont très différents, on peut voir qu'ils ont tous les deux un pouvoir entre les mains. Gilgamesh est un roi puissant. Jésus, lui, est le Fils unique, l'Élu de Dieu. Il vient de recevoir l'Esprit Saint en plénitude au baptême. Tous les deux ont en commun d'être mis à l'épreuve pour le don immense qu'ils ont reçu, et ils sont confrontés à un rival, un adversaire : Enkidu pour Gilgamesh, Satan pour Jésus. Ces rivaux habitent dans le désert, le lieu de l'épreuve et du combat ; ils vont les obliger à maîtriser et à contenir la puissance qui est en eux. Jésus, lui, vient d'entendre son Père lui dire : « Tu es mon fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie ». Il est aimé et appelé d'une manière unique. Il est investi d'une mission divine, pour toute l'humanité. Mais l'exception de cette grâce singulière engendre dans le même temps une immense solitude. Le texte grec dit que le Christ est littéralement « chassé, expulsé » au désert par l'Esprit Saint. Cet Esprit d'amour qu'il a reçu en plénitude, voilà qu'il le mène violemment dans le lieu du combat et de l'épreuve. Pourquoi ? Pour pouvoir répondre à cette question, souvenons-nous d'un autre passage de l'Ancien Testament, celui où Adam et Eve sont chassés du jardin d'Eden, après avoir péché. Ils sont expulsés de cette terre qui les a nourris. C'est un peu comme un accouchement douloureux. Et l'on sait que l'accouchement est une épreuve, pour la femme comme pour l'enfant, en même temps qu'un arrachement. En étant expulsé au désert, Jésus prend sur lui le péché d'Adam et Eve, c'est-à-dire celui de toute l'humanité ; ce même péché qui a perpétué le mal sur la terre, et que Dieu va punir en envoyant le déluge et en gardant uniquement Noé le Juste, avec sa famille et les couples d'animaux. Ce sera une figure du baptême à venir. Jésus, donc, va être lui aussi confronté à ses limites, en étant tenté par Satan. Mais comme le patriarche Jacob - qui a vécu quelque chose de similaire dans son combat contre un homme mystérieux sur le passage du Yabboq (Gn 32,24-33) -, il va sortir vainqueur de cette épreuve et nous associer à sa victoire. 

Frères et sœurs, chacun de nous, avec Jésus, doit passer par cette confrontation intérieure qui est comme une initiation à l'âge adulte de la foi. La tentation est un passage que le peuple hébreu a traversé au désert du Sinaï pendant quarante ans. Au milieu des flots du déluge, l'arche de Noé nous permet d'échapper à la noyade. Jésus est avec nous dans la barque de l'Église, même s'il semble parfois dormir (cf. Mt 8,24). Il est là, présent, avec nous, dans cette épreuve qu'il a voulu assumer, lui qui était sans péché. En lui, l'alliance avec l'humanité est rétablie. Cette alliance qui est matérialisée par l'arc-en-ciel, unissant le ciel et la terre. Grâce au Christ, notre humanité est à nouveau divinisée. Il nous a délivrés, nous qui étions captifs, incapables de résister à l'épreuve du mal. Jésus fait venir le règne de son Père. Il accomplit l'oracle d'Isaïe dans lequel « le loup habite avec l'agneau », et où « le nourrisson s'amuse sur le nid du cobra » (Is 11, 6-9). Par sa grâce, nous pouvons enfin apprivoiser les bêtes sauvages qui sont en nous, tapis à la porte de notre cœur (cf. Gn 4,7). Jésus redonne vie au désert. Il nous introduit de nouveau dans le jardin d'Eden. Dans ce paradis, il nous nourris du pain des anges. Amen.

Fr. Columba