Saint Benoît Lc 22,24-30
Frères et sœurs, Jésus soulève ici une question extrêmement brûlante et dérangeante : celle du pouvoir dans l'Église. Pouvoir qui est actuellement remis en cause plus que jamais, dans une société française qui coupe la tête (plus ou moins symboliquement, et ce depuis quelques siècles) aux chefs, aux rois et aux présidents, mais qui n'a de cesse - dans le même temps - de voir en eux des sauveurs qui peuvent résoudre tous les problèmes de notre temps.
Si Jésus insiste sur l'importance de l'humilité dans l'exercice de l'autorité, c'est bien parce que celle-ci ne nous est pas naturelle ! Il est sûr que lorsqu'on dit « Mon Père, Monseigneur, Excellence, Éminence » ou « Sa Sainteté » à un membre plus ou moins important du clergé, il y a de quoi se méprendre. A qui parle-t-on, finalement ? Et que cherche-t-on à dire derrière ces titres ? Mais voilà, je me garderai bien de faire la révolution aujourd'hui, en cette fête de saint Benoît ! Surtout qu'il y a un évêque émérite parmi nous… Alors, essayons de balayer plutôt devant notre porte : car la Règle bénédictine, si elle est mal interprétée, n'est pas non plus indemne de dérives de pouvoir. Saint Benoît dit que l'abbé doit « tenir la place du Christ », mais cela peut largement prêter à confusion ! Quelle image avons-nous du Christ ? Si c'est celle du Serviteur, alors tout va bien. Mais si c'est celle d'un Roi comme on en trouve sur la terre, avec une cour et des honneurs, des sujets qui lui obéissent et des personnes à son service, c'est tout autre chose. Jésus est venu pour être au milieu de nous comme celui qui sert et qui donne sa vie. Et l'abbé doit tenir cette place, qui est la dernière. S'il a tendance à l'oublier et à trop se faire servir par ses frères, la communauté doit – si elle est bien constituée – se charger de le lui rappeler !
« L'autorité sans sagesse est comme un oiseau sans ailes », disait William Shakespeare. Le livre des Proverbes nous dit aussi que la sagesse de Dieu est vérité, et qu'il faut la chercher comme l'argent, creuser pour trouver en elle un trésor. L'autorité ne peut pas élever l'humanité vers le ciel, elle ne peut pas « faire grandir » (c'est le sens de ce mot) si elle n'a pas d'abord la sagesse pour la faire accéder à la profondeur. Plus on creuse dans l'humilité, et plus on est élevé par Dieu. Celui qui est à la dernière place et qui sert, c'est celui-là le premier. La grâce de Dieu fait lever la plante du Royaume à partir de la profondeur de l'humus. Voilà comment devrait être appréhendé le pouvoir dans l'Église. Comme dit le pape François, « il n'est pas un bien en soi, et la hiérarchie n'est pas une fin, mais un moyen pour servir l'unité de l'Église ».
L'unité, tel est bien l'enjeu et le défi de notre société, de notre Église et de nos communautés fragilisées et fragmentées. Si les moines ont contribué à construire l'Europe et à faire grandir la paix, c'est parce qu'ils ont travaillé à cette œuvre d'unité léguée par le Christ. Chacun devrait pouvoir, encore aujourd'hui, trouver sa place dans la société, dans l'Église, dans le monastère. Si Benoît donne un rang à chaque moine dans la communauté, c'est parce que nous avons tous besoin d'une place, d'un lieu où grandir et s'enraciner dans la stabilité. Dans l'évangile, les disciples de Jésus en arrivent à se quereller pour savoir qui est le plus grand. Ils doivent prendre conscience, et nous avec eux, que la place du disciple est d'être au service, à la suite du Maître. Et ce service comporte une part d'épreuve. Le Christ leur dit : Vous, vous avez tenu bon avec moi dans les épreuves. L'unité est éprouvante, car elle suppose que chacun regarde le bien commun avant de prendre pour soi de manière égoïste.
Nos monastères sont des écoles de vie, des lieux d'expérimentation et de recherche de l'unité. Personnelle et communautaire. Le moine est celui qui se reconnaît divisé en lui-même, il est en quête d'unification et de pacification. La paix et l'unité promises par Jésus dans le Royaume ne peuvent advenir ici-bas que lorsque nous traversons l'épreuve ensemble, tentant de dépasser les clivages et les tensions, désamorçant les lieux de pouvoir et de domination. La paix recule dans le monde quand un homme ou un état occupe la place d'un autre. Elle avance, au contraire, lorsqu'une personne est accueillie et qu'on lui fait de la place. Tout humain a besoin de se sentir aimé et respecté dans sa différence, pourvu que cette particularité ne soit pas un frein à l'unité, mais plutôt une richesse mise au service de la communauté.
Demandons au Seigneur, par l'intercession de notre père saint Benoît, de nous faire la grâce de la paix et de l'unité, dans nos communautés, nos familles, nos lieux de vie. Afin que le Royaume se lève sur notre terre divisée et meurtrie. Amen.
fr. Columba