24° Dimanche du TO*A Mt 18, 21-35

« C'est ainsi que mon Père du Ciel vous traitera si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur »... Du fond du cœur, rien que cela ! Mais où est donc la miséricorde de notre Dieu Vivant qui serait presque capable de nous livrer aux bourreaux ? Du fond du cœur, mais quelle exigence car qui peut dire qu'il pardonne à ce point ?

Il doit bien en exister évidemment, mais nous-mêmes, ne nous arrive-t-il pas souvent ou non de garder dans un coin du cœur, un je ne sais quoi de rancune, un zeste d'amertume qui refera volontiers surface à la moindre récidive de ce frère ou de cette sœur à qui l'on a pardonné, à qui l'on est censé pardonner 7 x 77 fois 7 fois c'est-à-dire toujours. 70 x 7 fois, encore une exagération de Jésus selon un style dont Il est coutumier dans ses paraboles, comme pour dire que si l'on se met à être comptable de ses pardons, l'on ne peut que se perdre dans l'absurde. Ne nous arrive-t-il pas encore de pardonner en disant : pour cette fois, c'est bon, mais ne recommence pas, sinon... ? Certains dénonceront là un laxisme excessif qui peut être nocif dans le cadre, par exemple, de l'éducation d'un enfant. D'autres, à plus juste titre, estimeront que le pardon et la clémence n'excluent nullement certaines précautions sociales car l'on imagine mal un tribunal manifester une indulgence extrême pour un multirécidiviste dangereux, à qui cependant la porte du salut par la conversion reste ouverte. Et de cela, bien des aumôniers de prisons pourraient en témoigner.

Mais, approfondissons un peu plus ce que Jésus veut nous dire aujourd'hui. Et pour mieux comprendre son exagération des 70 x 7 fois, il faudrait peut-être lire en saint Luc le parallèle de l'évangile de ce dimanche. Luc exprimant particulièrement bien la démarche positive de celui qui vient demander pardon. Je le cite : Même si sept fois par jour il commet un péché contre toi et que sept fois de suite il revienne à toi en te disant, je me repends, littéralement, je veux changer mon cœur, tu lui pardonneras. Luc n'insiste donc pas tant sur la faute que sur le désir apparemment sincère mais fragile de celui qui veut se repentir, se convertir peineusement mais peut-être courageusement. Et c'est justement l'attitude ni intransigeante, ni non plus bonasse qui l'y aidera mais bien plutôt cette ferme et exigeante bienveillance dont il était question dans l'évangile de dimanche dernier. Exigeante bienveillance qui n'enfonce pas l'autre, qui n'enferme pas l'autre dans une culpabilisante comptabilité de ce qu'il a fait et dont Jésus ne veut pas qu'il reste à jamais prisonnier. Oui, mon pardon peut ouvrir une brèche, une espérance, un chemin de vie à ce frère, cette sœur qui veut changer son cœur. Et si tout cela est trop lourd, peut-être faire comme Claire Ly, cette cambodgienne ayant vécu l'horreur Khmère rouge et avouant qu'humainement elle ne pouvait pas pardonner jusqu'à ce qu'elle confie à Jésus cette impossibilité, Lui qui sur la croix a demandé au Père de pardonner. Comme cela, disait-elle, l'on peut pardonner bien plus que 70 x 7 fois.

Et, à bien y repenser à cette exagération impossible des 70 x 7 fois, Dieu n'agit-il pas ainsi à notre égard notamment lorsque nous célébrons le sacrement de réconciliation ? Son pardon exprimé alors dans le sacrement, ne traduit-il pas un amour patient et persévérant qui endure tout ? Repensons-y lorsque rancune et colère nous envahirait, comme le suggère Ben Sirah le sage, au point de songer à se venger d'une façon ou d'une autre. Laisser mourir ces ressentiments ne va pas toujours de soi, ce n'est pas si facile que cela. L'auteur antique des conseils à un moine rancunier pourrait nous en apprendre à ce sujet. En osant alors pardonner du fond du cœur dit encore Madeleine Delbrel, nous nous conformons au Christ qui ne cesse de vouloir montrer son visage à travers celui d'un homme. Et c'est cela, poursuit-elle, l'insolite du chrétien, que cette ressemblance de Jésus insérée dans un homme par son baptême, mais une ressemblance à rechercher sans cesse en tâchant de laisser mourir ce qui ne peut que la défigurer.

Oui, comme Dieu agit envers nous, tâcher un tant soit peu d'agir comme Lui par le pardon, non un pardon mièvre du bout des lèvres, mais un pardon un peu plus exigeant et ferme, qui va permettre au frère, à la sœur, de se relever et par là même, de me relever moi-même, pécheur pardonné, sur le chemin d'une conversion libératrice pour tous.

Ainsi que le dit enfin notre pape François que je me permets de citer un peu longuement, « nous savons aujourd'hui que pour pouvoir pardonner, il nous faut passer par l'expérience libératrice de nous comprendre et de nous pardonner à nous-mêmes. Souvent nos erreurs ou le regard critique des personnes que nous aimons nous ont conduit à perdre l'amour de nous-mêmes. Nous finissons alors par nous méfier des autres, fuyant l'affection, remplis de peur dans nos relations. Pouvoir alors accuser les autres devient un faux soulagement. Il faut prier avec sa propre histoire, s'accepter soi-même, savoir cohabiter avec ses propres limites, y compris se pardonner pour pouvoir avoir cette même attitude envers les autres. Mais cela suppose l'expérience du pardon de Dieu indépendamment de nos mérites. Nous avons été touchés par un amour précédant toute œuvre de notre part, un amour qui donne toujours une nouvelle chance, une véritable espérance. Si nous acceptons que l'amour de Dieu soit inconditionnel, que la tendresse du Père ne soit ni à acheter, ni à payer par je ne sais quoi, alors nous pourrons aimer par-dessus tout, pardonner aux autres même quand ils ont été injustes envers nous ». Mais tout cela, il faut bien le comprendre « du fond du cœur ».

f Philippe-Joseph