2° Dimanche de Carême (A) Mt 17, 1-9

Frères et sœurs, l'obéissance d'Abraham qui quitte son pays, l'éblouissante ascension du Mont Thabor par Pierre, Jacques et Jean, ne sont pas seulement des évènements importants du passé.
C'est aujourd'hui qu'ils s'accomplissent pour nous et en nous.

En effet, le temps du Carême nous est donné pour que nous nous laissions pousser par l'Esprit saint dans le désert de notre cœur. Car le désert, comme le cœur, est le lieu de l'essentiel, le lieu de la tentation mise à nue, le lieu où Dieu parle et où se mûrissent les grandes décisions en réponse à sa parole.
Rappelons-nous l'insistance de la Parole de Dieu de la liturgie du Mercredi des Cendres : faire l'aumône, jeûner et prier «dans le secret»[1] de notre cœur, où nous sommes vus par Dieu et où nous pouvons le rencontrer.
Rappelons-nous aussi l'évangile des tentations de dimanche dernier : ce sont nos cœurs qui sont assaillis, de l'extérieur, par toutes sortes de mouvements désordonnés.
Cependant à l'intime de nous-mêmes résonne la Parole de Dieu qui peut l'emporter sur tout mal.

Aujourd'hui, le Christ peut nous faire pressentir, au plus profond de notre être, le sens, la portée, la fécondité du mystère de sa Mort et de sa Résurrection vers lequel nous marchons.
Abraham dont toute l'existence est construite sur sa réponse obéissante à l'appel du Seigneur, Abraham est placé devant l'apparente absurdité de cette obéissance : il va devoir quitter son pays pour une destination inconnue.
Mais la confiance en Dieu et la désappropriation intérieure du père des croyants l'emportent sur le sentiment d'absurdité.
Dieu qui l'a mis à l'épreuve l'a, au contraire, établi dans une vie d'autant plus forte qu'elle est radicalement fondée en Dieu.

Ainsi se préparait la Révélation plénière de l'amour et de la vie dans le Christ.
Moïse et Elie, la Loi et les Prophètes, et la voix même du Père le désignent comme le «Fils bien-aimé»[2] qu'il faut «écouter»[3]. Et ce Fils bien-aimé annonce, de façon énigmatique, certes, qu'il va «ressusciter d'entre les morts»[4].
Vraiment quelle étrange manière de bien aimer son Fils de la part du Père que de sembler l'abandonner à la mort, le laisser s'enfoncer dans l'absurde.
Lui, le Messie, l'objet de la promesse, l'Innocent, va mourir comme le dernier des proscrits.
Il va mourir… pour ressusciter !
Car sa mort n'est pas le triomphe de l'absurde mais la victoire sur l'absurde et les ténèbres par cet indéfectible fidélité de Jésus à l'égard de son Père.

Voilà ce qui nous est révélé en ce jour si nous nous laissons conduire, «à l'écart»[5] du tourbillon quotidien, à l'attitude spirituelle où tout devient lumière.

Frères et sœurs, il y a de l'absurde et du révoltant dans nos existences et dans celle du monde mais la confiance en Dieu, notre Seigneur, permet de continuer d'avancer.
Confiance «aveugle» diront certains : de cet aveuglement alors qui est provoqué par l'éblouissement de la foi et qui n'est pas moins que la vue mais qui est davantage.
Nous sommes en Jésus Christ des bien-aimés du Père et nos impressions d'être parfois mal aimés ont à se laisser purifiés par l'espérance qui vient de la Résurrection.
En ce jour, chacun est invité à faire l'expérience, avec tous les sentiments de souffrances, d'absurdité, d'injustice qui peuvent l'habiter, chacun est invité à faire l'expérience de cette lumière intime qui transfigure le cœur.

Quelle force de savoir cette grâce à portée de cœur !
A portée de «conscience», pour prendre un mot qui désigne la même réalité sous un angle différent.
En effet, la conscience est le centre le plus secret de l'homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre.

Tout au long de son histoire l'Eglise a rappelé sans cesse combien tout chrétien est invité à être en accord profond avec cette réalité de la connaissance intérieure qu'est la conscience. Ici, je ne peux m'empêcher d'évoquer la figure emblématique de saint Thomas More, peu connu ou quelque peu oublié aujourd'hui. Pourtant cet époux et père de famille, grand humaniste du 16e siècle, «premier ministre» du roi Henri VIII d'Angleterre, est mort martyr.
Martyr non de la foi, ni de la charité mais de la conscience.
C'est parce qu'en conscience, il pensait que les décisions du roi allaient conduire à un despotisme sans limite que Saint Thomas More a refusé jusqu'à la mort de lui obéir.
Cette attitude qui pourrait sembler absurde a donné à sa vie une fécondité immense qui dure encore.
Entrer dans notre cœur, gravir le sommet intérieur de notre cœur, se déterminer et agir en conscience, voilà les attitudes qu'il nous faut cultiver en ce carême.
Tout discernement auquel nous sommes invités doit s'exercer à ce niveau de profondeur.

Frères et sœurs, dans un instant, nous allons réaffirmer notre Foi.
L'essentiel n'est pas la succession sonore des mots mais bien la proclamation personnelle de la foi qui nous engage, proclamation vécue, célébrée en Eglise au sein d'une assemblée chrétienne.

Puissions-nous contribuer à la transfiguration des relations et du monde par ce goût, cette exigence, cette recherche, ce culte de la profondeur du cœur où Dieu se laisse rencontrer.
Amen.

Fr. Benoît-Marie

[1] Mt 6, 6.
[2] Mt 17, 5.
[3] Ibidem.
[4] Mt 17, 9.
[5] Mt 17, 1.