1° Dimanche de Carême (A) Mt 4, 1-11

Une pomme, deux poires, et beaucoup de pépins. C'est comme cela que l'on a l'habitude de résumer la fameuse histoire du péché originel, avec le fruit défendu (qu'on suppose être une pomme), deux « bonnes poires » naïves que sont Adam et Eve, et « beaucoup de pépins » pour désigner les conséquences désastreuses qui en suivirent.

Cette histoire, évidemment, est un mythe, c'est-à-dire une construction imaginaire qui – dans le cas présent – se propose de donner une explication à l'origine du mal. Le récit de la tentation de Jésus au désert est un peu du même genre littéraire. Matthieu ne cherche pas à nous décrire ce qui s'est passé réellement, comme dans un article de la Dépêche du Midi. Il ne faut pas imaginer Jésus transporté sur les ailes de l'ange déchu, d'un bout à l'autre de la terre. Et puis, s'il est écrit qu'il reste quarante jours et quarante nuits sans manger, c'est bien pour faire le parallèle avec les quarante ans où le peuple hébreu a pérégriné dans le désert, souffrant du manque. Il s'agit d'un nombre symbolique qui signifie que cela a duré longtemps.

Le récit de ce qu'on appelle malheureusement, depuis saint Augustin, « péché originel » (je dis malheureusement, car c'est la grâce qui est originelle, et non le péché), ce récit est sûrement le texte le plus commenté dans toute l'histoire de l'Eglise. Inutile, donc, de s'évertuer à rajouter une couche supplémentaire à cette multitude d'interprétations. Il nous faut toutefois dire quelque chose, et ce qui apparaît clairement, en faisant le lien entre les deux textes, c'est la question de la « tentation », de la « mise à l'épreuve » à travers une question de nourriture et de pouvoir. D'un côté, le serpent promet la connaissance du bien et du mal à Adam et Eve (cette connaissance dont il prétend qu'elle leur est interdite par Dieu), et de l'autre le diable qui promet monts et merveilles à Jésus, en lui faisant miroiter de posséder les royaumes du monde et leur gloire, si jamais il se prosterne devant lui. La grande différence entre ces deux textes, c'est que Jésus, au contraire de nos premiers parents, n'a pas succombé à la « tentation ». Il a remporté « l'épreuve » (tentation et épreuve sont les traductions d'un même mot, en grec et en hébreu).

Saint Paul, dans la deuxième lecture, semble se répéter indéfiniment pour nous expliquer que la grâce a surabondé, là où le péché a abondé. Trop souvent, nous nous arrêtons à ce constat de la présence du mal dans le monde et dans nos vies, sans même plus faire attention à la grâce qui nous est faite, et qui est infiniment plus grande que notre péché. Pensons à notre manière de nous confesser, si nous le faisons encore. Est-ce qu'en général nous ne commençons pas tout de suite par énumérer la liste de nos péchés ? « J'ai fait ceci, j'ai fait cela, je n'ai pas fait ceci, je n'ai pas fait cela ». Essayons plutôt, en premier lieu, de rendre grâce pour ce que Dieu nous donne, pour son amour envers nous. C'est cela qui est premier, et le plus important. Ensuite, nous trouverons forcément quelque chose qui ne répond pas correctement à cet appel de l'amour. Nous verrons qu'il y a des manques, des failles dans nos vies.

Le récit de la tentation de Jésus dans l'évangile de Matthieu, si vous y prêtez attention, arrive juste après l'épisode du Baptême donné par Jean. Le Christ est plongé dans les eaux dont il ressort aussitôt, puis les cieux s'ouvrent, l'Esprit Saint descend sur lui en se manifestant sous la forme d'une colombe et la voix du Père retentit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qu'il m'a plus de choisir ». C'est donc que le Fils reçoit la grâce de son Père, avant d'être tenté. Si Jésus peut affronter le diable, c'est parce qu'il est rempli de l'Esprit Saint, rempli de cet amour du Père. Cet Esprit qui le pousse d'ailleurs au désert sans qu'il n'ait rien demandé. Cela devrait nous interroger sur notre propre vie : si nous sommes tentés, c'est bien normal. Le Christ l'a vécu comme nous. La mise à l'épreuve nous fortifie dans notre vie spirituelle. Notre condition de fils et de filles bien-aimés du Père, à la suite du Fils unique de Dieu, est éprouvée. Nous sommes promis à la divinité, nous sommes des « dieux »  (en cela, le serpent a raison), mais c'est en participant à la divinité du Christ, qui est le Fils de Dieu. Cette divinité, lui-même l'a reçu du Père. Nous devons aussi l'accueillir, et ne pas chercher à nous en emparer. Le Christ, dit saint Paul aux Philippiens, lui qui est de condition divine, n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé (littéralement, il s'est « vidé »), prenant la condition de serviteur (Ph 2,6-7). Jésus est le Nouvel Adam. Au commencement de son ministère, comme au commencement de l'humanité avec Adam et Eve, le Fils est mis lui aussi à l'épreuve de la faim, du manque. Mais au contraire d'Adam et Eve, il ne s'empare pas de la divinité qu'il a pourtant en lui-même. Il accepte de la recevoir, et de ne pas mettre la main sur la connaissance, sur la sagesse qui fait de lui un Fils de Dieu.

Adam et Eve ont péché car ils n'ont pas voulu attendre ni recevoir de Dieu. Ils ont voulu prendre, et prendre tout de suite. En sommes, le péché est un geste d'accaparement, une prise du fruit pour le manger ; une emprise, en quelque sorte, qui crée un déséquilibre intérieur. Bertrand Vergely, philosophe orthodoxe, parle de « l'Arbre de l'accompli et de l'inaccompli ». Il dit ceci : « L'Homme est appelé à tout connaître. Pour cela, il importe de ne pas précipiter les choses. Il faut respecter le temps. Dieu n'interdit pas à l'Homme de manger le fruit de l'arbre. Il le prévient : attention de ne pas tuer le temps. Il faut laisser être. Il faut laisser vivre. Devenir celui qui laisse être et celui qui laisse vivre. Il s'agit d'une chance qui est donnée à l'Homme. Quand on n'est pas encore unifié, on ne le comprend pas. On se précipite. Le récit du péché de l'Homme dans le jardin est donné pour que celui-ci apprenne à vivre ».

Frères et sœurs, essayons, durant ce temps de carême, d'imiter Jésus en ne cherchant pas remplir le vide, le désert, le manque qui est en nous. Ne succombons pas à la séduction de l'idole, du serpent qui nous promet de nous combler, de nous nourrir en faisant l'impasse sur le temps. Pour bien connaître, apprenons à connaître, mais aussi à ne pas connaître et à ne pas maîtriser. Laissons Dieu, quand il le voudra, nous donner la sagesse et nous nourrir de sa vie. Amen.

Fr. Columba