16° Dimanche du TO*A Mt 13, 24-43

La parabole de la femme qui met du levain dans trois grandes mesures de farine ne se trouve que chez saint Matthieu. Accueillons cette image avec le beau commentaire d'un Père de l'Église : cette femme, c'est l'Église qui prépare le pain de Dieu…

Essayons d'entendre aussi la parabole de l'ivraie, qui est également propre à Matthieu, assurément moins facile et moins belle. Là, c'est le monde, nous explique Jésus. Mais peut-être est-ce aussi l'Église ?

Essayons même d'entendre ce qui nous déplaît le plus : « les pleurs et les grincements de dents », un refrain chez Matthieu pour parler du jugement final, du jugement dernier. Saint Marc dans son évangile ne parlait pratiquement jamais de jugement, mais chez Matthieu, cela devient omniprésent. Pourquoi ? Autre temps, autre contexte communautaire : la communauté n'est plus ce qu'elle était, l'Église n'est plus ce qu'elle était ; l'Esprit souffle autrement et rappelle d'autres paroles du Christ, plus dérangeantes. Nous sommes nous-mêmes dans un contexte de crise, et le jugement est nécessaire, indispensable, c'est trop clair. Sinon, quelle désespérance !

Pourtant, la fonction de ce jugement dernier n'est pas celle qu'on dit et qu'on croit, pas celle de Platon dans la République, à but politique affirmé, bien destinée à faire peur au pauvre peuple, pour qu'il se tienne à peu près correctement. La parabole de l'ivraie éclaire la fonction évangélique du jugement dernier, lequel surprendra tout le monde, les justes comme les injustes : nous dissuader de sacraliser NOTRE propre justice, nous dissuader d'organiser au mieux la police en prétendant annoncer l'Évangile : 'non ! attention, ce n'est pas à vous de l'exercer, le jugement définitif : ne jugez pas ! ne condamnez pas trop vite ! Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés'… –cela revient souvent ailleurs, cette sentence, mais c'est curieux : à regarder l'histoire de l'Église, on a l'impression qu'elle valait pour les simples fidèles, mais pas pour les autorités de l'Église.

Est-ce à dire qu'il faut fermer les yeux sur le mal, laisser faire sans jamais intervenir ? Sûrement pas ! Les chrétiens paient aujourd'hui très cher leur aveuglement, leur duplicité parfois. Alors ?

En grec, l'ivraie se dit zizania, et en latin aussi, zizania : la « zizanie » ! Je ne sais pas reconnaître dans un champ la mauvaise herbe qu'on appelle « ivraie » mais je sais très bien ce qu'est la zizanie.

Un vieil album d'Astérix, un classique, transposait le début de la parabole dans la réalité bien connue du village gaulois. Vous vous souvenez ? L'ennemi de toujours –le Romain Jules César, envoyait au village des irréductibles gaulois un curieux petit bonhomme au teint verdâtre, nommé Détritus, une semence invasive, qui semait une pagaille noire, la zizanie, seule capable d'anéantir le village, de l'intérieur…

Voilà bien le problème, la zizanie à l'intérieur ! Comment le nier ? Il y a de la zizanie aussi entre chrétiens, entre différentes confessions, différentes chapelles, entre les tradis et les progressistes, et même dans la paroisse et dans chaque communauté. L'ennemi a ses entrées dans les bastions les mieux cuirassés, et c'est la petite guerre qu'on entretient sans scrupules, chacun à son échelle, et pan dans le champ du voisin, et toc sur la tête de l'autre. Il y a de l'ivraie partout. Comment le nier ! Le chrétien dans le monde est tout sauf quelqu'un qui porte sur le front une étiquette marquée 'Monsieur Bongrain'. Dans le champ de Dieu, le chrétien reste aussi indiscernable que le levain dans la pâte à pain. Et notre monde ressemble à cela : non pas des bons ici et des méchants là-bas, mais de la pâte à pain, hyper-collante, très riche en gluten. Essayez donc de trier le levain dans la pâte à pain : impossible ! Des bons, il y en a des deux côtés de la frontière, des méchants, il y en a des deux côtés, et même parmi les chrétiens, et même parmi les prêtres et même parmi les moines, pour la bonne raison qu'en chacun de nous déjà, en moi-même, il y a les deux côtés ! Monsieur Bongrain est toujours capable de faire brusquement une crasse tout à fait dans l'esprit de Détritus ! Il y a un tri à faire en moi-même, chaque jour. La prétention à faire un tri définitif est aussi menteuse et mortifère que le laisser-faire.

Frères et sœurs, dans l'actualité qui nous secoue, reconnaissons clairement ce point : c'est parce qu'elle prétendait faire le tri et juger de tout que l'institution Église s'est retrouvée très justement sur le banc des accusés, pour ne pas avoir reconnu que l'ivraie était là, disséminée et coriace en elle-même et jusque dans le Vatican.

La prétention à juger soi-même, tout seul, est l'aveuglement par excellence, comme Jésus le racontait déjà dans la paille et la poutre.

En revanche, quand l'Église reconnaît aux institutions civiles leur pertinence juridique propre et leur laisse faire leur travail sans brouiller les pistes, quand les clercs laissent les laïcs s'exprimer et écoutent vraiment leur voix, quand les communautés essaient de mettre en œuvre une correction fraternelle, une parole vraie, quand l'Église laisse à Dieu seul la prérogative du tri en noir et blanc et la cuisson du pain, alors quelque chose du Royaume grandit dans notre monde. Amen.

frère David