Toussaint Mt 5, 1-12a
« La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple ». Cette citation bien connue de Karl Marx pourrait nous être jetée à la figure, après avoir entendu les Béatitudes de Jésus, en ce jour de la Toussaint.
Frères et sœurs, cette image de doux rêveurs perchés dans les nuages nous colle à la peau. Sommes-nous vraiment dans l'illusion d'un monde meilleur dans l'au-delà ? Est-ce que le bonheur promis par le Christ est une sorte de drogue douce, un « opium » qui nous endort pour que nous cessions de nous battre contre l'injustice ? La religion chrétienne est-elle si idéaliste que cela, et est-elle vraiment complice des inégalités dans notre monde ? Faut-il l'opposer au réalisme de la matière ? Je crois que Karl Marx n'a pas compris que le christianisme était bien enraciné dans la matière, dans le terreau de l'humanité. Jésus Christ est « l'universel concret » de ce monde. Personne n'est plus humain et plus réel que lui. Non seulement en cette eucharistie, il se donne à nous, et nous invite à le toucher, à le manger ; mais aussi il s'adresse à chacun de nous personnellement, de manière individuelle et concrète, en cette vie présente, qui est déjà la « vie éternelle » quand elle est tournée vers son Père.
Il faut bien comprendre cette fête de la Toussaint. La foule immense des sauvés dont parle l'Apocalypse n'est pas le rassemblement de tous les béats de la planète, manipulés par un gourou qui a réussi à séduire près de 3 milliards de personnes. Ce n'est pas non plus le ramassis de tous les paumés de la terre, la cour des miracles de notre temps. Faudrait-il être incapables de vivre en ce monde pour pouvoir mériter le salut ? Etre mal dans sa peau et dans son humanité pour avoir part au Royaume ? Souffrir sur la terre pour pouvoir être heureux dans le ciel ? Beaucoup de passages bibliques peuvent être malheureusement interprétés en ce sens, comme par exemple le pauvre Lazare qui a souffert toute sa vie, et qui est accueilli par Abraham après sa mort, tandis que le riche, lui, crève de soif dans la fournaise. Egalement la parabole du Jugement dernier, où certains (les brebis) sont invités à faire partie du festin du Royaume, alors que les autres (les boucs) sont écartés pour aller au châtiment éternel. Attention de ne pas lire les évangiles au pied de la lettre, il n'y aurait rien de plus dangereux. Veillons toujours à interpréter les textes, en les replaçant dans leur contexte historique et littéraire… Frères et sœurs, avez-vous l'habitude de manger la peau de la banane ou l'écorce de l'orange ? Non, bien sûr ! Il en est de même pour la « lettre », le sens premier des Ecritures, qui est comme une coquille qu'il s'agit de casser, une croute qu'il faut enlever pour pouvoir manger le fruit à l'intérieur. Sinon, vous risquez une indigestion !
Mais alors, est-ce « qu'on ira tous au Paradis » ? Je suis tenté de dire : « Oui, bien sûr ! ». En tout cas, tous ceux qui accepteront de se laisser aimer par Dieu. Même les pires criminels. Car Dieu a créé le monde par amour, et non pour le juger en séparant les bons et les méchants. Saint Isaac le Syrien, moine du 7ème siècle, explique dans ses écrits que ce serait une horreur que de croire que Dieu se met en colère comme nous, qu'il est jaloux comme les hommes. Décidément, l'idée de rétribution qui existe dans les Ecritures est encore une coquille qu'il faut casser. « Ce serait une abomination, dit saint Isaac, de penser de Dieu qu'il puisse faire payer quelqu'un pour le mal. (…) Nous introduirions une faiblesse dans sa nature. (…) Si quelqu'un prétend que Dieu a voulu manifester la patience qu'il a eue à supporter (les hommes), afin de pouvoir les châtier sans merci dans l'autre monde, il blasphème de façon indescriptible à son sujet, et il fait preuve d'une mentalité infantile ».
Frères et sœurs, Dieu n'est pas soumis aux passions, comme nous le sommes. Arrêtons de nous le représenter à notre image, nous qui sommes esclaves de nos colères, de nos péchés. Dieu a créé le monde par amour, et il le dirige à travers le temps, le faisant avancer vers la transformation finale où tout sera récapitulé par le Christ. C'est cette réalité que décrit Jésus dans le sermon sur la montagne, en s'adressant aux pauvres de cœur, aux doux dont il fait des saints. Ceux-là sont à l'image de Dieu, qui n'est que miséricordieux. S'il paraît être un juge, c'est parce que nous le voyons ainsi, vengeant le mal qui nous est fait. Pourtant, nous savons qu'il n'en est rien, et qu'il prend parti pour nous quand nous souffrons. Il est avec nous dans notre épreuve, croyons-le de toutes nos forces ! Aidons ce monde à connaître Dieu, et à témoigner de l'amour qui fait de nous des saints, dans sa lumière. Amen.
Fr. Columba