Le Saint Sacrement (C) Lc 9, 11b-17

Frères et sœurs, peut-être avez-vous été surpris d'entendre, à la fin de la deuxième lecture, la conclusion du texte de saint Paul qui rapporte l'institution de l'eucharistie ?

Je vous relis cette conclusion : « Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez ce vin, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. » (1Co 11,26)

Nous attendrions autre chose, non ? De plus stimulant, de plus positif. Nous ne venons pas à l'eucharistie tous les dimanches pour proclamer que Jésus est mort, tout le monde sait bien qu'il est mort ! Nous venons plutôt proclamer qu'il est vivant, non ? Et puis, Paul parle du pain, du vin, platement, comme s'il n'y avait que cela sur la table, sur l'autel. Il pourrait parler du corps et du sang du Christ, non ?

Je crois que cette façon de Paul d'entrer dans le mystère de l'eucharistie est pour nous un témoignage tout à fait essentiel, en partie recouvert par vingt siècles de pratique. Et ce voile de la poussière des siècles nous empêche pour une part de vivre l'eucharistie en profondeur.

Commençons par le plus simple, il dit : du pain, du vin, « quand vous mangez ce pain, quand vous buvez ce vin ». Paul reconnaît la nature des éléments du sacrement, du « Saint-Sacrement ». Il s'agit bien d'un rite. Le rite est naturellement humble, et même humiliant. L'orgueil humain a du mal avec le rite, surtout quand ce rite vient de quelqu'un d'autre : on n'est plus des enfants, on ne veut pas se laisser duper, ni prendre des vessies pour des lanternes. Ni Paul ni le Christ n'entendent duper personne : « quand vous mangez ce pain, quand vous buvez ce vin ». Quand nous venons participer à l'eucharistie du Seigneur, inutile de fermer les yeux pieusement et de mettre en route notre imagination : nous y venons avec les yeux ouverts, avec toute notre intelligence, notre lucidité. La foi n'est jamais déraisonnable, ni magique.

Le contenu de la foi tient dans ce qui suit : mangeant et buvant, nous « proclamons »… Nous proclamons la mort du Seigneur.

Quand Jésus, la veille de sa passion, partage avec les Douze ce repas, lui, le premier, annonce sa mort, proclame sa mort imminente. Son corps va être rompu, son sang va être versé, répandu hors du corps brisé. L'eucharistie dit d'abord cela : corps brisé, rompu, sang versé, répandu. Signe d'abord négatif, sacrement négatif, comme le baptême d'ailleurs par lequel nous avons été plongés dans la mort du Seigneur. L'eucharistie ne peut pas être détachée de la Passion et de la Croix, puisqu'elle en est l'expression anticipée.

Paul a commencé son récit en disant : « la nuit qu'il fut livré ». Cette synchronisation est extrêmement puissante : tous les évangélistes ont souligné la présence de Judas, « l'un des Douze, celui qui le livrait ». Il est là pour le repas, il est là pour l'eucharistie, c'est-à-dire que le groupe qui célèbre est lui aussi déjà rompu, fracturé, sans que l'auteur de la rupture ait été préalablement exclu, et Jésus le souligne, le révèle précisément à ce moment-là : « l'un de vous va me livrer. »  Nos eucharisties sont un mystère de communion quand elles regardent en face le mystère de trahison, de division, de péché, qui mine le groupe et risque de le mettre en pièces. Notre assemblée ne mime pas une communion parfaite, ce serait une mascarade, et un mensonge. Nous ne célébrons pas parce que nous sommes tous d'accord, mais pour que le Christ réalise en nous une unité dont nous sommes absolument incapables !

Et ce n'est pas pour jouer à la devinette que les évangélistes prennent le soin de nous dire que chacun des douze à son tour, chacun pose la question : « serait-ce moi ? » Se reconnaître éventuel fauteur de trouble, diviseur, c'est tout simplement la seule attitude possible devant le « saint sacrement » ! C'est un groupe fracturé, brisé qui célèbre, et c'est un corps rompu qui se donne à voir. Quand les premiers disciples de Jésus posaient ce signe en mémoire du Christ, ils gardaient une conscience très forte de leurs dissenssions, à commencer par Paul à Corinthe, dans une communauté particulièrement divisée et chaotique.

Alors, si aujourd'hui j'évacue le Judas qui dort au fond de moi, je n'ai pas besoin de l'eucharistie. Mais si en m'approchant, j'apporte à ce repas du Christ mes hésitations, mes reculs, mes ruptures et mes fractures, mes désirs de fuite, de sécession, mes peurs devant la croix qui se profile, si je suis capable de demander à Jésus « serait-ce moi ? », alors le Christ me ressuscite, m'intègre dans son corps vivant aujourd'hui, et sa force se déploie dans ma faiblesse.

Frères et sœurs, ensemble nous allons « proclamer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne », faisant mémoire de l'obstacle qu'il a vaincu, sans illusion aussi sur les obstacles qui sont devant nous et qui sont susceptibles de nous faire trébucher, mais forts de cette Alliance nouvelle et éternelle que le Christ que lui-même a scellé avec son Église. Amen.

frère David