Jeudi Saint Jn 13, 1-15

Frères et sœurs, nous le savons, il n'y a rien de tel qu'un bon repas pour faire plaisir à quelqu'un, pour être en communion avec cette personne. Le repas rassemble, il fait de plusieurs individus une communauté, et quelquefois il peut même faire des inconnus des amis. Dans la Bible, le repas est omniprésent. Comme les français qui sont capables de parler de nourriture avant, pendant et après qu'ils aient mangé, l'histoire biblique ne nous parle que de repas sacrés, de festins, de sacrifices, d'offrandes et de libations. Car les hommes ont cherché de tous temps à s'attirer l'amitié de Dieu, en lui offrant des présents, des holocaustes, afin de lui faire sentir, de là où il est, la bonne odeur de la graisse des animaux.

Au cours d'un repas, il y a des règles, des coutumes liées à l'hospitalité qui peuvent varier selon les contrées. Par exemple, si vous mangez avec des personnes originaires d'Afrique de l'ouest, il ne faut surtout pas humer au-dessus de la marmite. C'est comme si vous crachiez dedans ! Dans beaucoup de pays, on ne se sert jamais avec la main gauche, qui est réservée pour un usage que vous devinez. Si quelqu'un ne respecte pas ces règles, c'est très mal perçu par la communauté. On ne fait plus vraiment partie de la communion. Oui, il y a quelque chose de sacré, même dans le plus simple repas pris ensemble.

Dans les repas qui nous sont présentés dans les trois lectures, on remarque qu'il y toujours quelque chose d'insolite qui attire notre attention. Le livre de l'Exode nous parle d'un repas rituel pris en hâte, avec un agneau sur mesure, un mâle de l'année qu'il faut garder jusqu'au quatorzième jour du mois. On prend son sang, et on le met sur le linteau des maisons, on le mange rôti au feu avec des pains sans levain et des herbes amères. Bref, un repas un peu inhabituel du genre fast-food, pris sur le pouce ! Dans la deuxième lecture, saint Paul nous rapporte les paroles de Jésus : « Ceci est mon corps qui est pour vous », et « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ». Là aussi, il y a quelque chose de déroutant, puisque Jésus associe son corps au pain qu'ils sont en train de manger, et son sang au vin qu'ils sont en train de boire. Cela fait justement référence à l'agneau de la Pâque, qu'il est lui-même. Et dans l'évangile, il nous est rapporté un repas pendant lequel le maître prend la place du serviteur, et qui demande à ses disciples de faire la même chose que lui. En tout cas, on n'est jamais vraiment bien installés dans les repas de la Bible ! Pas de bons fauteuils au coin du feu de cheminée, ni d'ambiance paisible et détendue. Au contraire, on a l'impression que tout est fait pour nous déranger, pour nous sortir de notre confort, de notre torpeur. La Pâque est un repas qu'on prend en pleine nuit, comme en passant, car Dieu passe ; et c'est bien le sens du mot pessah en hébreu, qui veut dire « passage ». Pas le temps de s'endormir ! Et puis, il semble que Jésus n'ait pas les mêmes codes et les mêmes coutumes que nous. Il force Pierre à se laisser laver les pieds. Et quand ce dernier veut laver le reste, il lui répond que ce n'est pas nécessaire, car il est pur. C'est à n'y rien comprendre… Sans parler de cet intrus de Judas qui est présent au repas, et qui prépare un mauvais coup. C'est justement lui qui amènera Jésus comme un agneau à l'abattoir. Repas macabre.

Le Christ vient d'ailleurs, d'un autre monde. En passant parmi nous, Jésus prend nos coutumes, mais il leur donne un contenu nouveau. C'est cela son testament, son mémorial. Il transforme et chamboule tout sur son passage, renversant les tables avec les oiseaux offerts en sacrifice, et l'argent des changeurs. Plus besoin de sacrifices, c'est lui l'agneau qui se donne. Jésus met la pagaille ! Il utilise nos règles, mais les trafique pour nous désorienter, pour nous faire perdre le sens des choses. Sur son passage, il fait table rase de tout ce qui encombre nos cœurs. Avec lui, le nouveau Moïse, un couloir se crée dans la mer rouge qui nous permet de passer à pieds secs. Il fait marcher Pierre sur les eaux. Le Christ change les fleuves en désert, et en sol aride les sources d'eaux (Ps 106), bouleversant tous les éléments de notre univers.

Seigneur, tu as voulu te frayer un passage parmi nous, faisant irruption sur notre terre, dans notre humanité, à un moment où nous ne t'attendions pas. Comme le grain de sable dans les rouages de notre monde, tu as tout fait dérailler derrière toi. Tu as ouvert le système clos et idéologique de l'Egypte où nous étions réduits en esclavage. Aujourd'hui encore, viens briser toutes les idoles de notre société, qui ne font que produire de la violence et de l'oppression. Par ton eucharistie, viens nous apprendre la communion et le service du prochain, dans l'amour fraternel. Inscris ton mémorial dans nos cœurs et ouvre une brèche dans notre monde. Amen.

Fr. Columba