4° Dimanche de Carême, de Lætare (C) Lc 15, 1-3.11-32

« Un homme avait deux fils. » Nous connaissons bien cette histoire, sous son titre habituel de 'parabole du fils prodigue'. Un titre, pourtant, qui ne dit pas tout car il oublie le fils aîné, sur l'avenir duquel le récit reste en suspens : que va-t-il se passer, après l'échange avec son père, hors de la maison puisqu' « il refusait d'entrer » ? Certains alors parlent de la parabole des deux fils. D'autres, voulant insister sur l'attitude du père, préfèrent l'intituler parabole du père prodigue, ou même du père prodige, tant il exerce avec prodigalité sa prodigieuse miséricorde !

Pour ma part, je trouve que si on en reste à ces deux fils, le prodigue et l'aîné, il manque quelque chose au sens plénier de la parabole et à ce qu'elle peut révéler en chacune de nos existences, nous qui l'écoutons et la recevons comme Bonne Nouvelle. Aussi je voudrais attirer l'attention sur un autre Fils qui transparaît à travers les différents personnages de notre parabole. Ce troisième fils, il est en fait le premier et le dernier, il est le Fils Unique qui récapitule, renouvelle et sauve tous les autres. Oui, lisons cette parabole d'une manière résolument centrée sur le Christ !

Saint Paul ne nous le suggère-t-il pas dans la 2e lecture ? « Si quelqu'un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. (…) C'est bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui. (…) Celui qui n'a pas connu le péché, Dieu l'a pour nous identifié au péché, afin qu'en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. »

Dans la parabole, chacun de nous peut se reconnaître tour à tour dans le fils prodigue ou dans le fils aîné. C'est un premier niveau d'identification. Mais l'identification la plus mystérieuse, et aussi la plus efficace et la plus bénéfique pour nous, c'est celle où le Christ sans péché s'identifie au péché (« Il est maudit, celui qui est suspendu au bois du supplice » Ga 3,13) afin de nous justifier, c'est-à-dire de nous réconcilier avec le Père.

Le fils le plus jeune, quand il dit : « Père, donne-moi la part de fortune qui me revient », c'est tout le contraire du Christ Jésus, lui qui, « ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu » (Ph 2, 5b-6). Et pourtant le parallèle s'établit entre les deux, entre celui qui « s'est anéanti, prenant la condition de serviteur » (Ph 2, 7) et celui qui dit : « Je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Traite-moi comme l'un de tes ouvriers. » Le « je me lèverai, j'irai vers mon père » du fils prodigue rejoint la dynamique de retour au Père qui est celle de Jésus lui-même dans l'évangile selon saint Jean : « Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, je pars vers le Père. » (Jn 16, 28) « Et maintenant que je viens vers toi, je parle ainsi, dans le monde, pour qu'ils aient en eux ma joie, et qu'ils en soient comblés. » (Jn 17, 13)

Quand le fils aîné reproche à son père, sans d'ailleurs le nommer ainsi, d'avoir accueilli généreusement, en tuant pour lui le veau gras, celui qu'il n'appelle pas 'mon frère' mais 'ton fils que voilà', il reprend en somme les récriminations des pharisiens et des scribes contre Jésus : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! » Et pourtant, en lui répondant « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi », le père l'identifie lui aussi au Christ, à qui le même saint Jean fait dire : « Tout ce que possède le Père est à moi. » (Jn 16, 15) « Tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi. » (Jn 17, 10)

Pour l'instant, le fils aîné ne reconnaît pas, ou plus, la joie d'être fils et le bonheur d'avoir tout en commun avec le Père. Mais pour lui aussi, comme pour le fils prodigue, comme pour chacun de nous, à travers dissemblances et ressemblances, le Christ par son Incarnation a assumé une identification mystérieuse avec tout homme pécheur, et, en Lui-même, dans sa Passion, sa mort et sa Résurrection, il a réalisé une fois pour toutes le retour au Père de toute l'humanité. Voilà le motif profond et secret de la joie à laquelle l'Église nous invite aujourd'hui. Encore en plein Carême, déjà la lumière de Pâques nous illumine et la couleur rose annonce la blancheur de la robe nuptiale du Ressuscité et des futurs baptisés de Pâques.

En 1950, dans Le sens de la vie monastique, le théologien Louis Bouyer résumait cela ainsi : « Toute la religion, et du même coup toute l'histoire de l'humanité, se trouve résumée dans la Parabole de l'enfant prodigue. Tout, de l'Évangile et de la vie religieuse de l'humanité est dans ce retour à Dieu. La Rédemption, le salut du monde effectué, c'est que la Croix arrive à envahir le monde, à remplir l'histoire de chaque homme et celle de toute l'humanité. De cette extension de la Croix, la Messe est là pour nous offrir la possibilité. La Messe est le retour au Père dans le Christ, venu à nous de la part du Père – venu à nous et retournant à Lui, nous portant cette fois en lui-même. »

Frères et sœurs, c'est donc par l'Eucharistie, offerte pour tous les fils prodigues et fils aînés passés et actuels, que nous répondons à l'invitation « Mangeons et festoyons » du père de la parabole. Car même si des peuples frères se traitent aujourd'hui en ennemis, il nous faut toujours célébrer l'Eucharistie avec joie et action de grâce, dans l'espérance de la réconciliation qu'elle signifie, qu'elle anticipe et réalise. Comme autrefois pour Israël avec Josué, c'est ainsi, par la célébration de la Pâque, que nous mettons déjà un pied dans la terre promise d'une joie éternellement restaurée. Amen.

Fr. Jean-Roch