1° Dimanche de Carême (C) Lc 4,1-13

Frères et sœurs, il est permis, au moins une fois par an - le premier dimanche de carême -, de parler du « diable » ! C'est vrai que le discours sur le diable n'a pas bonne presse. Soit on en parle trop, soit on n'en parle pas du tout. Et quand on le fait, ce n'est pas toujours très rationnel. Nous le savons, il y a beaucoup d'imaginaire, de représentations qui circulent sur le diable : une vilaine créature, avec une queue fourchue ; ou bien, plus récemment au cinéma, sous les traits d'un beau jeune homme, séducteur. Donc, c'est toujours de manière excessive qu'on parle de lui. Trop beau, ou trop laid. Trop présent, ou trop absent. L'excès, l'esbrouffe, le bruit, le diable aime cela, en réalité. Ça lui donne du poids, de l'importance. Pendant ce temps-là, il monopolise l'attention, et nous distrait de Dieu, nous éloignant de lui. Mais ne tombons pas dans l'excès inverse, de ne jamais en parler. Il profiterait de ce silence pour agir dans l'ombre. Alors, que dire ? Parlons plutôt de Jésus, confronté à la division en lui-même. Car c'est de cela qu'il s'agit : le diable (diabolos) est d'abord un diviseur.

Les versets que nous avons lus suivent de près le récit du baptême du Seigneur. Entre les deux, Luc insère la généalogie de Jésus, qui se termine par « fils d'Adam, fils de Dieu ». Jésus, le « Fils de Dieu », vient de recevoir l'Esprit Saint en plénitude. Son Père lui dit : « Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré » (c'est une citation du psaume deuxième). Sous les traits d'une colombe, l'Esprit vient sur Jésus pour manifester l'amour du Père pour son Fils et chacun de nous à travers lui. Ce qui est plus surprenant, c'est que ce même Esprit, nous dit le texte, conduit Jésus au désert pour être tenté. Alors, est-ce bien Dieu qui nous tente, qui nous fait entrer en tentation comme Jésus l'a été ? Vaste question. Je vous laisse réfléchir !

Ce que nous voyons, en tout cas, c'est que Jésus est rempli de l'Esprit Saint, et qu'il va aussitôt après vivre l'expérience du manque au désert. C'est précisément quand nous avons tout reçu : l'amour de Dieu, l'Esprit Saint, la filiation divine, que nous sommes tentés. C'est lorsque nous sommes comblés de grâce, comme Marie, que notre cœur se trouve divisé par un glaive. Sans l'expérience que nous faisons de l'amour de Dieu, il ne peut pas y avoir de tentation. Seul l'amour reçu nous oblige à une responsabilité. Imaginez, vous recevez un cadeau inestimable ! Vous ne savez pas comment faire. Votre liberté est convoquée, elle est forcément mise à l'épreuve. Que faire de ce cadeau, de ce don extraordinaire ? Est-ce que je vais en profiter pour changer la pierre en pain, ou m'amuser à tomber du sommet du Temple ? Tout cela donne le vertige, oui ! Cette puissance que Jésus reçoit lui donne le tournis. L'Esprit Saint, qui a pris possession de lui, le place devant son identité la plus profonde, celle de « fils de Dieu ». Le diable, de son côté, le provoque : Si tu es fils de Dieu. Pourquoi « si » ? Quelle est cette insinuation ? Pourquoi mettre en doute cette filiation divine ? Le diviseur est le champion de l'ambiguïté. Il est sinueux comme un serpent. « Est-ce que tu es vraiment le Fils de Dieu ? ». Au milieu du texte, il y a une autre « si » : Si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. De qui Jésus est-il le fils ? De Dieu, ou du diable ?

Toutes ces questions se bousculent dans le cœur de Jésus, comme dans le nôtre. Comme le dit le livre du Deutéronome, nous avons tout reçu en Terre Promise, au pays du lait et du miel, alors même que nous étions esclaves de l'Egypte, avec le peuple hébreu. Et quand viennent les prémices, les premières récoltes qui sont les fruits de l'Esprit, nous pourrions croire qu'elles sont un dû, qu'elles viennent de nous et de notre volonté. Il nous faut pour cela nous rappeler d'où nous venons. Nous sommes des fils, les descendants d'un Araméen nomade, un immigré : Abraham. Nous sommes des fils, et nous avons un Père qui est Dieu. La tentation par excellence, celle qui commence au jardin d'Eden dans le dialogue entre Adam et Eve et le serpent, est reliée à la question de la filiation, et donc à la liberté. Le diable sous-entend que si nous sommes fils, alors nous ne sommes pas libres. Pourtant, c'est tout le contraire : les fils sont libres, comme le Père. Dieu donne tout, aussi bien au fils prodigue qu'au fils aîné. Tout ce qui est à moi est à toi. Dieu n'est pas jaloux de son bien. Il nous offre son Esprit sans mesure. Alors, pourquoi en douter ? Pourquoi toujours nous demander : « Si j'avais fait ceci… si j'avais fait cela ? ». La vie que nous avons ne nous satisfait peut-être pas, et nous aurions préféré en avoir une autre. Mais le point commun que nous avons, et qui surpasse toute richesse terrestre, c'est celle de la filiation divine. Chacun d'entre nous est créé à l'image de Dieu.

Alors, nous voyons qu'entre la fête du Baptême du Seigneur, qui clôt le temps de Noël, et le premier dimanche du carême, il y a donc un lien profond. L'Esprit nous pousse à creuser notre identité de « fils de Dieu ». Il nous fait éprouver le manque, la pauvreté, pour que nous prenions conscience de la force qu'il représente en nous, tout au long de notre vie. Lui seul est capable de nous libérer de nos chaines, de nous délivrer de l'esclavage du mal. C'est lui qui nous permet de dire avec notre bouche que Jésus est Seigneur, et de croire dans notre cœur que nous sommes sauvés par lui. Prions-le de nous garder dans la foi, celle qui consiste, au milieu de l'épreuve, à ne pas tenter Dieu, à ne pas le mettre à l'épreuve. Croyons à l'amour de Dieu pour nous, ne doutons pas de sa bonté et de tous les biens dont il veut nous combler en son Fils. Amen.

F. Columba