4° Dimanche de Carême (C) Lc 15, 1-3.11-32
Voilà une page d'Évangile apparemment bien connue mais qui n'a certainement pas fini de nous révéler quelque chose de Dieu, quelque chose du Père. Et avec les deux fils de la parabole, l'on pourrait spontanément se méprendre de ce Dieu, de ce Père.
L'on pourrait vouloir un Dieu de Justice, un justicier sévère et l'on a un père plein de tendresse et de miséricorde, à l'amour déraisonnable. L'on pourrait vouloir un Dieu raisonnable, un grand horloger bien précis et comptable de l'héritage qu'il donne et l'on se trouve en face d'un père prodigue qui semble avoir bien peu de prudence en donnant déjà, de son vivant, sa part d'héritage à un fils dont il doit pertinemment connaître les penchants dispendieux. Mais à y regarder de plus près, ce père de la parabole est certainement plus pédagogue et avisé qu'il n'y paraît. Oui, il devine bien ce que son fils fera des biens qu'il lui donne et pourtant il le laisse partir, il le laisse aller son chemin de vie, il lui fait confiance. Voilà un père qui n'est donc pas constamment sur le dos de son fils pour lui souffler ce qu'il devrait faire ou ne pas faire. Non, il le laisse faire, il le laisse vivre et aller au large, vers les eaux profondes de son existence. Il accepte donc les risques inhérents à l'autonomie, à la liberté de son fils qui prend alors en main ses responsabilités, sa destinée. Voilà un père, voilà notre Dieu, Père qui laisse donc vivre l'homme, qui lui laisse la place, l'espace pour vivre et vivre libre et responsable.
Alors, contrairement à ce qu'affirment certains, notre foi en Dieu le Vivant n'est donc pas une aliénation ou un emprisonnement, bien au contraire et la deuxième lecture de ce dimanche, tirée du livre de Josué, nous en dit bien quelque chose. Au terme des 40 ans au désert, 40 ans de mise à l'épreuve de foi et de confiance, nourri par une nourriture venue de Dieu, le peuple passe le Jourdain et arrive enfin en terre promise où ce sera à lui à trouver lui-même sa nourriture avec les fruits du pays. Le peuple atteint alors une maturité et une liberté, une autonomie qui ne sera pas sans grandes exigences dans le cadre de l'alliance de vie conclue avec son Dieu Vivant. Relisant ce texte, le théologien Jacques Loew, y voyait une invitation pour chacun d'entre nous à passer aussi le Jourdain et à vivre toujours plus non comme un invertébré protégé par sa coquille mais en vertébré de la foi, en humain vivant, debout, ayant une véritable colonne vertébrale, ayant au cœur, bien intériorisée, la Thora, la loi de vie, la Parole de Vie venue de Dieu.
Et quel rapport y a-t-il encore avec notre fils prodigue ? Justement, ce temps de détresse et de déchéance sera bien ce temps au désert où il se laissera parler au cœur, gardant finalement sa dignité de roseau pensant puisque le texte grec dit bien : il réfléchit en lui-même et imagine dans l'impasse où il est une issue, un salut mais bien en deçà de ce que son père lui réservera en le réintégrant dans sa dignité de fils. Déraison apparente du père qui sera difficilement comprise par le fils aîné qui représente bien ceux à qui Jésus s'adresse, ceux-là même qui s'indignent de voir Jésus faire bon accueil aux pécheurs. Et là encore, alors que le fils aîné voudrait voir en son père un justicier ou du moins un homme raisonnable qui rétribue avec équité, son père va encore une fois refuser d'entrer dans une telle image, un tel piège. Au lieu de reprendre ou de tancer son fils, voilà qu'il l'appelle avec tendresse mon enfant et lui rappelant qu'il l'aime aussi, l'invite avec douceur à changer son regard, à changer ses critères de jugement et à assouplir son cœur en l'invitant dans sa dignité de fils aîné qu'il n'a jamais perdue, à retrouver son frère cadet ayant retrouvé sa dignité de fils. Oui, ces deux fils connaissaient finalement bien mal la vérité du cœur de leur père, tant l'aîné que ce cadet prodigue qui s'imaginait au mieux revenir comme esclave au service de son père. Comme l'expliquait si bien un frère, l'un recherche un patron en oubliant qu'il a un père alors que l'autre se comporte en salarié d'un patron en reprochant à son père… d'être père.
Belle invitation pour nous à vérifier si notre regard sur Dieu est ajusté et si nous n'en véhiculons pas une image faussée qui ne pourra qu'être rejetée par ceux qui ne partagent pas notre foi. Belle invitation à réfléchir aussi sur la mesure dont nous nous servons pour juger les autres. Belle invitation à entrer à notre façon dans cette démesure de Dieu qui nous rend une dignité autrement plus grande que celle que nous pourrions imaginer. Alors, osons regarder vers Lui et il n'hésitera pas à courir se jeter à notre cou. Oui, voilà un trait que notre pape François aime à rappeler. Un Dieu qui vient au-devant de nous et nous invite à laisser de côté nos mesures trop étroites avec lesquelles nous serions nous-mêmes forts gênés d'être mesurés, à adapter toujours plus nos mesures à Lui dans un joyeux mouvement de conversion, gage de vie, d'amour et d'espérance dont notre monde agité et inquiet a tant besoin.
Frère Philippe-Joseph