3° Dimanche de Carême (C) Lc 13, 1-9
Frères et sœurs, nous avons là un Évangile à prendre très au sérieux, car il soulève pour chacun de nous des choses profondes et vitales dans notre foi. Laissons d'abord remonter en nous des échos. Ce que nous avons entendu ou lu récemment à propos d'Israël et de Gaza, à propos de l'Ukraine : où est Dieu ? que fait Dieu ?
Et aussi ce que notre mémoire peut avoir emmagasiné : par exemple, l'Archevêque de Gênes déclarant lors du tremblement de terre de 1887, que les provocations faites à Dieu ont souvent de terribles échos. Sur la même longueur d'onde, plus récemment, le porte-parole du Patriarcat de Moscou déclarait à propos d'un film sur le tsar Nicolas II : « Si ce film est montré, Dieu punira la Russie. Par une catastrophe naturelle ou par d'autres moyens ».
Dans notre univers culturel, le langage sur Dieu – le langage théologique – a changé. A l'époque de la peste à Marseille, au XVIIIème siècle, une mystique inspirée, l'Archevêque et le Pape ont attribué le fléau à la colère de Dieu. 300 ans après, c'est un tout autre discours sur Dieu qui a été tenu par le Cardinal Aveline, archevêque de Marseille, après le covid.
Relisons l'Évangile de ce jour : Dieu n'est pas derrière Pilate. Dieu n'a pas fait tomber la tour de Siloé. Dieu n'est pas derrière le mal qui afflige l'homme, Dieu ne m'envoie pas telle ou telle maladie pour me faire comprendre quelque chose. Tout cela c'est une impasse, un vaccin contre la foi, comme dit le Pape François. Sinon que penser de cette photographie : au Liban, une bombe éclate dans une église pendant la messe ; il y a neuf morts. Au-dessus de la porte de l'église, il y a une inscription : Notre Dame de la délivrance, protégez-nous.
Donc Dieu n'est pas derrière les événements. Est-il alors pendant les événements et dans ce cas, comment ? Je me rappelle d'un numéro de "Église d'Orient". Au Liban une religieuse de Saint Vincent de Paul explique que les religieuses et les enfants de l'école sont sortis sains et saufs d'un bombardement. Elle écrit : « nous crions notre merci au Seigneur de nous avoir protégées » et un peu plus loin : « le Seigneur a attrapé les obus et a épargné les enfants ». Le problème est que dans la même revue, en page 3 de couverture, il y a la photo d'une religieuse d'une autre congrégation, au milieu d'un carnage, avec cette mention : asile de vieillards des Sœurs de Sainte Thérèse, destruction totale, 27 victimes et plusieurs blessés dont deux religieuses. Cela pose question : si d'un côté le Seigneur attrape les obus, pourquoi ne le fait-il pas de l'autre ? Donc Dieu n'est pas derrière les événements. Il n'est pas non plus pendant les événements, du moins de cette manière.
Le Père Varillon écrit : « Il faut être prudent. Nous parlons à tort et à travers de la Providence, nous la mettons à toutes les sauces … Avec de telles conceptions on arrive à dire des bêtises, on aboutit à des impasses ». En effet. Il nous faut donc continuer de réfléchir.
Dieu n'est pas derrière les événements. Comment peut-il être dans leur déroulement ? Écoutez ce témoignage : « Il n'y avait plus un grain de riz. La novice chargée de la cuisine apporta la boîte vide à Mère Térésa. A 16 h 30, une dame inconnue arrivait à la porte du couvent avec un sac : "je me suis sentie poussée à vous apporter ceci", dit-elle à Mère Térésa. C'était le riz juste nécessaire pour le repas du soir, pas un grain de plus ».
Permettez-moi de vous livrer le témoignage que m'a confié la fondatrice des Clarisses-ermites de Sion, en Lorraine : une femme solide spirituellement, et les deux pieds sur terre. Les Clarisses-ermites dépendent en tout des personnes des alentours. Et voilà que les sœurs n'avaient plus de laine pour réparer leurs habits ; et il leur fallait de la laine beige. Mais rien ne venait, même après avoir prié. Quelques jours après, arrive une grand-mère dynamique, avec un grand cabas et sa petite-fille. L'Abbesse ouvre le cabas, soulève des salades, des carottes, des navets, des pommes de terre et tout au fond, découvre un petit sachet … avec de la laine beige ! L'Abbesse demande : comment avez-vous eu cette idée ? La dame répond : Oh, ce n'est pas moi, c'est ma petite fille. Elle a toujours des idées bizarres, vous savez. Elle m'a dit : tu sais mamie, je crois que les sœurs ont besoin de laine. Et elle a tellement insisté que pour avoir la paix, j'ai mis la première pelote de laine que j'ai trouvée. Mais la gamine m'a dit : tu sais mamie, je crois que les sœurs ont besoin de laine beige. Alors je me suis mise en colère et je l'ai envoyée dans sa chambre ; mais elle a tellement pleuré que j'ai cédé.
Voilà comment les sœurs ont fini par avoir de la laine beige. Parce qu'il y a eu quelqu'un pour entendre Dieu. Car Dieu n'a pas de mains ; il passe par les nôtres. L'Esprit-Saint passe son temps à insuffler aux oreilles de tous les humains, croyants ou non, ce qui est nécessaire à autrui, y compris la paix et la justice pour notre terre. Saint Thomas d'Aquin écrit d'ailleurs que l'homme est co-provident, ce qui signifie qu'il participe activement à la providence de Dieu. C'est ainsi que Dieu agit, par nous, à tous les niveaux.
Réfléchissons encore. Nous avons avec notre Évangile une parole de Jésus qui opère une fracture déterminante entre le sentiment religieux et la foi. La foi chrétienne prend naissance dans le terreau humain du sentiment religieux, mais la foi chrétienne s'en démarque parfois avec force, et c'est le cas ici. Pour le sentiment religieux, Dieu est derrière l'événement et Dieu punit. « Eh bien non » dit Jésus, avec fermeté et à deux reprises. Dieu n'est pas derrière le massacre de Pilate, Dieu n'est pas derrière la chute de la tour de Siloë. Ces événements fonctionnent en pleine autonomie. Mais un sens est donné par Jésus : le rappel de la fragilité de la vie humaine et l'urgence de changer de vie.
Déjà l'auteur du Livre Biblique de la Sagesse écrivait : « Dieu n'a pas fait la mort, Il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants » (Sg 1, 13). Et aussi : « Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ? » (Sg 9, 13).
Il nous faut accepter de ne pas tout savoir sur Dieu, de laisser la part de mystère sur ce qu'Il n'a pas dévoilé. Et cette ascèse est un bon exercice spirituel pour le Carême.
F. Jean-Jacques