Vivant parmi des disciples morts de trouille, vivant parmi des disciples enfermés sur eux-mêmes par des portes verrouillées ; soudain, il surgit. Soudain, le Vivant se révèle. Sa voix brise le silence du soir, sa parole retentit : « La paix soit avec vous ! » (Jn 20, 19b). Le Vivant est là au milieu d'eux, il se montre. Par ses mains et son côté, il se fait reconnaître : « La paix soit avec vous ! » (Jn 20, 21a). Les verrous de la crainte sautent. Soudain, les flots de la joie déferlent et dévastent toutes les peurs. Soudain, le néant de la mort infâme est balayé, oublié, effacé. La mort n'est plus : Celui qui étais mort, le « voilà vivant pour les siècles des siècles » (Ap 1, 18a). Inspirés du souffle de l'Esprit Saint, les disciples sont envoyés par le Seigneur comme lui-même a été envoyé par le Père. Ils sont aussi désormais investis du pouvoir de remettre les péchés ou de les maintenir.
Nous sommes pleinement les contemporains de cet événement rapporté par saint Jean car la foi en Jésus-Christ ressuscité transcende le temps, dilate l'espace. La foi est un don de Dieu et rien ne peut le mesurer, le quantifier, le chosifier . Mystère, la foi est vivante. La foi est vie et la vie déborde toutes les explications, quelle que soit notre science de la vie humaine pour en rendre compte. Et la prison de l'incrédulité est néant face à la liberté de la foi, à la liberté de l'amour, face à la vie qui l'emporte au-delà des craintes les plus folles, au-delà des sciences les plus élaborées, au-delà de la mort qui frappe.
Mais ce Dieu vainqueur de la mort ne peut nous offrir sa victoire sans la foi de l'homme -la notre- en Lui, le Père ; sans la foi en son Fils, le Christ ressuscité ; sans la foi en l'Esprit qui est vie ; sans notre foi personnelle en un Dieu unique et trine, incarné dans le Fils soumis à la mort de la croix, élevé dans la gloire à la droite du Père dans l'Esprit. Les premiers témoins ont vu et reconnu le Fils, Jésus-Christ, vivant après sa mort. Thomas est le premier des premiers à proclamer : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28).
Voilà bien au fond le désir du Seigneur exprimé à travers l'expérience de Thomas : libérer les hommes de leur incrédulité mortifère pour les ouvrir au don de Dieu pour tous les hommes. Pour cela et par amour, Dieu ne recule jamais et l'homme doit avancer : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d'être incrédule, sois croyant. » (Jn 20, 27).
Thomas est traduit en grec par Didyme qui signifie 'Jumeau'. Comme Thomas, nous appelons Jésus-Christ : « Mon Seigneur et mon Dieu. » pourtant sans ne l'avoir jamais entendu, ni vu, ni touché dans sa personne vivante et ressuscitée. Thomas a vu. Thomas a touché, certes. Mais qu'en a-t-il été alors de son frère jumeau car on peut supposer, à bon droit, qu'il en avait peut-être un ? Or, ce jumeau a été absent semble-t-il comme nous aujourd'hui. Nous sommes chacun, chacune jumeau de Thomas car animés de la même foi et pétris de la même humanité. Jumeau de Thomas selon la foi, oui ! Mais aussi jumeau de Dieu selon notre espérance en Lui. Jumeau de Thomas dans la foi par notre humanité. Jumeau de Dieu en espérance par sa divinité promise à notre humanité. Cela semble commencer très tôt.
Dans la généalogie de Jésus, celle de l'évangile de saint Matthieu (Mt 1, 3) demeure voilée une petite histoire de jumeaux à travers un nom. Peut-être avez-vous le nom de cette personne qui apparaît dans cette généalogie ? Il s'agit d'une femme qui un jour enfantera des jumeaux : Tamar. C'est le chapitre 38 de la Genèse (Gn 38, 1-30).
Tamar est la femme de Er, premier-né de Juda ; Juda étant le frère de Joseph vendu en esclavage. Mais Er déplaît au Seigneur qui le fait mourir. Veuve, Tamar devient alors l'épouse de son frère Onân. Celui-ci déplaît aussi au Seigneur et meurt. Tamar est de nouveau veuve et sans enfant. Mais Juda a encore un fils Shéla qui doit grandir avant de pouvoir épouser Tamar comme il le lui dit. Or, Juda ne respecte pas son engagement. Il la trompe par sa fausse promesse. Retournée chez son père, Tamar demeure veuve, sans mari, sans enfant. Une honte, une malédiction en ces temps pour une femme. Alors Tamar ruse pour ne plus subir la stérilité et l'injustice. Elle trompe Juda en quittant ses vêtements de veuve pour se couvrir d'un voile le visage et pour que Juda la prenant pour une prostituée aille avec elle. Leçon admirable d'audace, de courage et de foi de cette femme en la vie, en sa dignité, en son honneur qu'elle veut retrouver.
« La plupart du temps l'amour est de mauvais aloi et dissolu ; mais que de difficultés endurent les hommes, que des traitements indignes et insupportables souffrent-ils pour parvenir à ce qu'ils aiment ! » dira saint Augustin (Homélie sur l'Évangile de Marc, Sermon 96.).
Qu'a-t-elle à perdre, en effet, cette femme trompée et bafouée dans sa dignité ? Comment le voile de la prostitution pourrait-il l'avilir plus qu'elle ne l'est déjà dans le mépris de son statut social, de son désir d'enfanter, d'être épouse et mère, gage de bénédiction ?
Le voile tombé et reconnue, Juda dira de Tamar : « Elle est plus juste que moi. » (Gn 38, 26a) Et de sa ruse qui permet l'union avec Juda naissent Pérèç et Zérah, des jumeaux (Gn 38, 27b).
La sage-femme mettra un fil écarlate à la main de Zérah qui semblait sortir le premier (Gn 38, 28). Mais, finalement, c'est Pérèç qui naît d'abord dont elle dira : « Comme tu t'es ouvert une brèche ! » (Gn 38, 29b) Pérèç ouvre une brèche. Pérèç offre la délivrance à Tamar. Il lui ouvre la porte d'une reconnaissance sociale, d'une dignité retrouvée. Elle est rétablie par l'offrande de son sein. Elle est relevée de son abaissement. Et si Pérèç, par là, lui ouvrait la porte de son ciel? Quant à Zérah, il s'engouffre à son tour dans cette brèche, associé et participant de cette délivrance. Et si pour Zérah s'ouvrait aussi une porte du ciel ? N'oublions pas, un fil écarlate est attaché à la main de Zérah. Que fait-il Dieu avec Tamar et ses jumeaux ? Que pourrait-il nous dire à travers eux ?
Comme Tamar, Dieu est humilié par l'incrédulité de sa créature. Modelée à son image, Adam refuse la ressemblance en n'écoutant pas la parole de Dieu. Il rompt la confiance. Il brise la communion. Trompé par la fausse promesse du serpent, il chute et c'est la mort. Comme Tamar, Dieu veut relever Adam de sa déchéance en lui offrant ce qu'il est de son sein : sa vie même, la divine, l'éternelle, la vie de son Fils. Comme Tamar, Dieu par son Fils revêt sa condition divine du voile de notre humanité souillée de nos prostitutions pour la sauver et la délivrer. Il passe pour un homme. Comme Tamar, Dieu a deux enfants pourrait-on presque dire. Le premier selon notre humanité créée à son image et à sa ressemblance. Adam est apparu avant le Fils de Dieu fait homme. Par la faute originelle, un fil écarlate est attaché à sa main, à la notre ; ce fil est imprégné du sang d'Abel mis à mort par son frère Caïn. Le second enfant selon sa divinité et de toute éternité, Jésus-Christ qui, parce qu'il est Dieu fait homme, ouvre la brèche salvatrice en devenant le premier-né d'entre les morts. Sa résurrection nous ouvre la porte du ciel. Jésus-Christ, le Fils de Dieu le révèle : « J'étais mort et me voilà vivant. » (Ap 1, 18). Le fil écarlate attaché à notre main est purifié par le sang rédempteur de sa passion. La main meurtrière est absoute des plaies sanglantes qu'elle lui a infligées par le sang-même de ces plaies qui coule de son cœur divin. Dieu, le Premier, s'est fait jumeau de notre humanité pour nous offrir, le Dernier, de devenir son jumeau en sa divinité ; car si c'est par le doigt de la foi que nous touchons Dieu, c'est parce que la chair du Fils de l'homme est devenue notre chair.
«Notre Seigneur et notre Dieu, avance nos doigts que nous voyons tes mains, avance nos mains dans ton côté, là où bat ton cœur. Ouvre nous au mystère de ta résurrection, au mystère de ta présence, au mystère de ton avènement, que d'autres deviennent croyants avec nous. Amen. »
fr. Nathanaël
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