Sur les pas du Bouddha Inde mars 2019

Par frère Nathanaël

En janvier 2018, Père Abbé David me demandait dans le cadre du dialogue interreligieux monastique (DIM) si je participerais à un voyage organisé sous forme de pèlerinage par les Missions Étrangères de Paris pour aller à la découverte du Bouddha, là où il vécut : l'Inde et le Népal. Obéir à cette demande me fut bien agréable pour deux raisons, la première pour ce pays, l'Inde dont je suis originaire de par mon ascendance paternelle, la deuxième pour cette figure du Bouddha dont Romano Guardini a pu dire :

«  Il n'y a qu'un personnage qui pourrait donner l'idée de le rapprocher de Jésus, c'est le Bouddha. Cet homme constitue un grand mystère. Il vit dans une liberté effrayante, presque surhumaine, cependant qu'il est d'une bonté puissante comme une force cosmique. Peut-être le Bouddha est-il le dernier génie religieux avec lequel le christianisme aura à s'expliquer. »1

Enfin, une dernière raison, en tant que moine je ne pourrai jamais faire l'économie de la rencontre et du dialogue pour mieux appréhender la différence vécue par celles et ceux qui ne partagent pas nécessairement ma foi et la vision du monde et de l'homme qui l'accompagne.

Ce voyage au nord de l'Inde et au Népal (Kathmandu) intitulé « Sur les pas du Bouddha » s'est déroulé du 14 au 28 février 2019 avec 32 participants (prêtres, moines, laïcs) selon un itinéraire de lieux marqués par les événements historiques et spirituels de la vie du Bouddha (naissance, vie d'ascèse, Éveil, 1ersermon, 1ers disciples, 1er concile, mort). Il s'est achevé dans la capitale népalaise de Kathmandu. Le maître d'œuvre en fut P. Yann Vagneux (MEP) qui vit à Bénarès depuis 2012, expérience qu'il raconte dans « Prêtre à Bénarès »2. Il était secondé par Dennis Gira, spécialiste du bouddhisme, ancien professeur à l'Institut Catholique de Paris et par fr Thierry-Marie Courreau o.p., ancien doyen de la faculté de théologie de ce même Institut. Tous les trois donnèrent des conférences remarquables sur les lieux de visite, dans les hôtels et pendant les voyages en car ; conférences sur lesquelles je m'appuie pour cet article. Bien sûr, toute imprécision voire information erronée ne serait imputable qu'au manque de vigilance de son auteur.

1 Du fleuve à la montagne

Bénarès pour les anglais, Varanasi pour les hindous ou encore Kashi « la lumineuse ». Sur les bords du fleuve du Gange, rive gauche, cinq kilomètres de ghâts, ces escaliers qui descendent dans le fleuve sacré pour permettre les bains rituels, les crémations, les dévotions, les offrandes, les ablutions. En haut des escaliers des moines hindous couverts de cendres, nus pour certains, des naga baba, des sâddhus, des sanyasis et autres renonçants, des brahmanes en prière accomplissant des rites d'intercession, un mariage. Multiplicité de couleurs éclatantes, de ruelles serrées, de foules bigarrées, le sordide et le sublime, la ténèbre et la lumière, bruit et silence, sourires et regards pétillants de vie, misères affligeantes et inégalités criantes ; la vie dans sa profusion bourdonnante côtoie les cendres silencieuses des morts.

Sur l'autre bord du fleuve, de l'autre côté des ghâts, le désert des sables humides de l'eau du Gange, le dépouillement à perte de vue, rien. La saison de la mousson empêche toute construction, toute présence humaine pérenne. D'une rive à l'autre, passage de la multiplicité à l'unicité, du bruit de la foule au silence de l'unité, de l'horizon multiple au vide d'un horizon nu. Yann Vagneux nous dira de Bénarès qu'elle est une « métaphore vivante ». Entre les deux, cette eau du Gange qui lave des péchés et délivre selon la croyance hindoue ; eau sur laquelle les petites embarcations dès l'aurore portent des bouddhistes venus de toute l'Asie en pèlerinage sur la terre du Bouddha comme ce lama tibétain qui cherchera le Fleuve et les Lieux saints dans le roman Kim de R. Kipling ; un autre écrivain, Herman Hesse racontera dans Siddharta, celui qui deviendra Bouddha. Nous aurons cette joie au matin tôt du deuxième jour d'écouter un raga, musique jouée sur un motif musical improvisé selon le moment de la journée avec le sithare et le tabla, en passant d'une rive à l'autre de sonorités chaotiques à l'harmonie cristalline du sithare percutée du tabla jusqu'au silence brumeux de l'autre rive. Le passage d'une extériorité bavarde à une intériorité contemplative s'opère.

Ce point de départ dans la plaine du Gange s'achèvera dans les hauteurs népalaises de l'Himalaya à Kathmandu lieu du bouddhisme du vajrayana, le véhicule de diamant. Entre ce départ et l'arrivée, différents lieux saints du boudddhisme : Sarnath, Bodhgaya, Dungeshwari, Rajgir, Nalanda, Kushinagar, Kapilavastu, Lumbini... qui nous donneront une certaine vision du Bouddha et de sa Voie suivie par des millions de bouddhistes, qui manifestent leur foi par moult processions, dévotions, offrandes, récitation des versets des sutras (sermons du Bouddha), prédications, prosternations, dans les sanctuaires, les temples, autour des stupas (structure architecturale commémorative du Bouddha contenant une relique, circulaire ou carré s'élevant en hauteur), dans des pagodes, des grottes.

2 Sur les pas du Bouddha

Après être devenu bouddhiste au IIIième siècle avant Jésus-Christ, l'empereur Ashoka qui régnera de -268 av J.-C à - 232 développe les lieux saints que le Bouddha aura marqués de son empreinte historique et spirituelle, et fera rédiger et diffuser des Édits d'inspiration bouddhique.

Ainsi, sur un vaste territoire de milliers de kilomètres carrés de l'Inde, seront érigées des architectures pour beaucoup à base de briques rouges, vouées à la mémoire et à la vénération du Bouddha et des piliers portant les inscriptions des Édits de l'empereur. Avec sa conséquence logique, ces lieux saints contribueront jusqu'au XIIième siècle à la diffusion des sermons du Bouddha et de sa doctrine, de ses enseignements, à former (université de Nalanda à partir du Vième siècle après J.-C), à initier et à organiser des communautés bouddhiques avec des pèlerinages. Selon la tradition bouddhique, c'est le Bouddha lui-même qui aurait institué les quatre grands lieux de pèlerinage que sont Sarnath (1ère prédication), Bodhgaya (Éveil), Kushinagar (Extinction totale ou parinirvana – mort), Lumbini (naissance). Après la disparition du bouddhisme en Inde, à partir du XIIième siècle après Jésus-Christ, les sites dédiés au Bouddha tomberont en ruines, et c'est seulement entre la fin du XIXième siècle et le début du XXième siècle qu'un anglais, Alexander Cunnigham, les redécouvre et entreprend des fouilles qui continuent jusqu'à ce jour. Cependant, déjà à partir de 1837, des piliers portant des Édits seront découverts. (Jules Bloch, Les inscriptions d'Asoka, La voie de l'Inde et les Belles lettres, 1950, nouvelle édition 2007)

2-1 Sarnath et Bodhgaya

Sarnath est située à 10km au nord de Varanasis, c'est là, dans le Parc des Gazelles que Siddartha (nom personnel) Gautama (nom patronymique) Shakyamuni (ascète du clan Sakya) (env. - 563 av J.-C - 483) met en mouvement la « Roue de la Loi » (Dharmacakra) par sa première prédication (Le Sermon de Bénarès) au cinq ascètes avec qui il avait pratiqué un chemin d'ascèse quasi mortifère avant de devenir « l'Éveillé » (Buddha) à Bodhgaya. Cette « Roue de la Loi » est celle d'une libération du cycle des naissances et des morts selon une échelle montante et descendante à un niveau d'existence (divinité, homme, animal, esprit affamé, « damné »). Ce cycle est un « écoulement circulaire » (Samsara - « La Roue de la Vie ») dans une période de temps qui est le kalpa qui correspond au temps qu'il faudrait pour faire disparaître l'Himalaya en l'effleurant avec un très fin tissu une fois tous les cent ans. Et il existe autant de kalpas qu'il y a de grains de sable sur les bords du Gange… Aussi, le Samsara est-il comme une prison en raison des actes humains intentionnels -positifs ou négatifs (karma) avec des conséquences positives ou négatives dans cette vie ou une vie ultérieure.

C'est à Bodhgaya à environ 200 km au sud-est de Varanasis que Siddartha fait l'expérience de l'éveil sous un arbre de la famille des ficus (figuier). Cet arbre, reconnu par la tradition comme celui de l'Éveil, y est sanctuarisé avec un très grand stupa à côté. Dans l'hindouisme comme dans le bouddhisme, ce qui est visé dans le chemin spirituel c'est la délivrance du Samsara (moksha dans l'hindouisme) qui est atteint dans l'éveil, l'illumination. Divers moyens spirituels sont alors recherchés et pratiqués pour atteindre cette libération.

Siddartha naît dans une famille princière de la caste des guerriers et quitte la vie princière de Kapilavastu (dans l'actuel Népal) et ses plaisirs pour embrasser une vie de renoncement en choisissant une vie d'exercices ascétiques jusqu'à l'extrême limite de ses forces, notamment en vivant dans des grottes pendant 6 ans à Dungeshwari non loin de Bodhgaya. Il tentera aussi l'expérience du yoga. Mais constatant l'échec de ces voies, il abandonne ses compagnons d'ascèse et va à Bodhgaya où il subira l'épreuve des tentations et affrontera Mâra la déesse de la mort en méditant sous l'arbre de la Bodhi.

Sortant victorieux de son combat spirituel, il atteint alors le plein Éveil en étant passé par le Chemin du Milieu qui évite deux extrêmes : « s'attacher aux plaisirs des sens, ce qui est bas, vulgaire, terrestre, ignoble et engendre de mauvaises conséquences, et s'adonner aux mortifications, ce qui est pénible, ignoble et engendre de mauvaises conséquences. »3 Ce Chemin du Milieu donne la vision, la connaissance et conduit à la paix, à la sagesse, à l'éveil et au Nibbana. Ce Chemin du milieu, c'est le Noble Chemin Octuple à savoir : la concentration juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, le moyen d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste, la concentration juste. Ce plein Éveil lui donne la Noble Vérité sur le dukkha, traduit par « souffrance » que sont la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort, d'être uni à ce que l'on n'aime pas, d'être séparé de ce que l'on aime, de ne pas avoir ce que l'on désire. Et la cause du dukkha, c'est la soif, le désir lié à une avidité passionnée qui trouve sa jouissance tantôt ici, tantôt là et à laquelle il faut renoncer pour faire cesser ce dukkha.

Ainsi, commence une prédication itinérante qui durera près de 45 années selon la tradition, faite de multiples sermons, d'enseignements, d'échanges avec ceux qui le suivront et deviendront ses disciples pour constituer le Sangha (L'assemblée de ceux « qui quittent la maison » pour suivre la voie du Bouddha) ; ce qui va constituer les Trois Joyaux du bouddhisme ou le Triple Refuge, c'est-à-dire le Bouddha, le Dharma et le Sangha : Le Bouddha qui a découvert la Loi, le Dharma qui est l'enseignement du Bouddha qui a découvert cette Loi mais qui est aussi dans le bouddhisme une Loi immanente et éternelle qui « gouverne » l'univers et toute réalité, enfin le Sangha qui suit la voie du Bouddha (La Communauté bouddhique).

2-2 Rajgir et Kushinagar

Le Bouddha meurt à Kushinagar, située à un peu moins de 200 km au nord de Bénarès. Il atteint ce que les bouddhistes nomment le parinibbana ou parinirvana soit littéralement l' « extinction » totale qui est la mort mettant fin au cycle des naissances et des morts du Samsara. C'est le nirvana parfait et absolu. Le nirvana est aussi l'extinction de toutes les passions qui découlent de l'ignorance que l'homme a de sa condition, c'est-à-dire la dissipation de cette ignorance avant de connaître la mort ici-bas. Dans cette ville, se trouve une statue de plusieurs mètres qui représente le Bouddha couché sur le côté droit avec le bras droit replié et la tête reposant sur la main. Des pèlerins processionnent avec un long linceul d'abord autour du sanctuaire et toujours dans le sens circulaire des aiguilles d'une montre avant d'y entrer et d'y déposer le linceul sur la statue dorée de petites feuilles d'or collées par les pèlerins en signe de dévotion. Ces processions sont accompagnées de récitations des suttas.

Après l'Extinction totale, les disciples vont devoir définir la Voie, poursuivre le Dharma, organiser le Sangha sans le Bouddha . En effet, de son vivant, c'est le Bouddha qui tranchait toutes les questions de discipline et de pratique, enseignait par ses sermons, était le guide spirituel de tous. Voyant sa fin approcher, la communauté bouddhique se sentira désemparée et devra traverser sa première crise après sa mort. Le Bouddha lui-même ayant laissé très peu de directives répondra à la question de son disciple bien-aimé Ananda  demandant ses derniers conseils : « Qu'attend de moi la communauté, ô Ananda ? N'ayant jamais voulu la diriger ni la soumettre à mes enseignements, je n'ai pas d'instructions à lui laisser. Je touche à ma fin. Après ma mort, soyez à vous-mêmes votre propre île, votre propre refuge ; n'ayez point d'autre refuge. »

Selon la tradition, c'est à Rajagriha , « La ville des rois » (aujourd'hui Rajgir – à 225 km à l'est de Bénarès et à une cinquantaine au nord de Bodhgaya ) qu'aura lieu le premier concile bouddhique juste après la disparition du Bouddha. Rajgir est un site entouré de remparts naturels de 40 km de côté comme une forteresse naturelle. Ce fut aussi le lieu des grandes prédications du Bouddha. Pendant ce concile, cinq cents arhats (sens « digne de »), êtres dignes de respect parce qu'ils auront dissipé l'ignorance et déraciné les passions, auraient défini le premier canon bouddhique, faisant le tri des « dits » et des « faits » du Bouddha rassemblés par ses disciples constituant un fonds qui n'a jamais cessé de nourrir la vie de la communauté. Le disciple Ananda aurait récité par cœur tous les sermons du Bouddha commençant toujours par les mots : « Ainsi, ai-je entendu... », le disciple Upâli ce qu'aurait dit Bouddha de la discipline, enfin le disciple Mahâkassapa aurait parlé de la doctrine suprême (abhidhamma), exposés développés et approfondis de l'enseignement du Bouddha (Dharma)

Ce fonds est constitué des suttas en pâli ou sutras en sanskrit, appelé « Corbeille des sermons » (Suttapitaka), des vinaya, règles de discipline, appelé « Corbeille de la discipline » (Vinayapitaka) et de la « Corbeille de la doctrine suprême » (abhidhammapitaka). Le canon bouddhique est alors fixé avec les « Trois corbeilles » (tipitaka) : sermons, structure et fonctionnement du Sangha et de la vie du moine (bhikkhu), doctrine systématique. D'autres conciles auront lieu, l'un à Vaishâli, 100 ans plus tard après le premier, un autre à Pâtaliputra (aujourd'hui Patna) au IIIième siècle avant J.-C, à partir duquel naîtront deux voies, l'une le Mahâsanghika, voie la plus accessible qui gagnera l'Asie du nord et l'autre, celle des sthaviras (« anciens ») qui voulaient garder intacte la voie de l'arhat. Au même siècle, l'empereur Ashoka envoie des missionnaires bouddhistes dans des pays lointains pour faire connaître la Voie du Bouddha, notamment son fils au Sri Lanka (École du Theravâda qui correspond à la Voie de l'arhat, principalement présent dans les pays du Sud-Est asiatique). C'est seulement, à partir de la seconde moitié du XXième siècle que le bouddhisme arrivera en Occident.

3 Le dernier jour

Le dernier jour de ce périple, cette question était posée à tous les participants « Qu'est-ce que j'emporte et que je veux approfondir ? ». Pour ma part, je répondais :

« Ce que j'emporte : c'est un sentiment de gratitude envers Yann, Dennis et Thierry-Marie, chacune et chacun de vous pour cette belle expérience humaine, spirituelle, culturelle, intellectuelle et ecclésiale. Ce que j'emporte : c'est une foi plus forte encore en Jésus-Christ, une espérance plus grande en lui pour mieux apprendre à aimer mon prochain tel qu'il vient. Une foi et une espérance affermies qui ouvrent en moi un espace de rencontre et de dialogue à travers ces peuples qui marchent sur la voie du Bouddha avec leur foi et leur ferveur ; qui m'invitent au plus grand respect pour cette partie bouddhiste de l'humanité et aussi à approfondir l'intelligence de ma propre foi, pour mieux la vivre et témoigner du Seigneur, et accueillir par le creuset d'une religion différente les traces du Christ universel qui me visite par la diversité d'une humanité créée à son image et à sa ressemblance. »

Savoir n'est pas croire et encore moins adhérer. Ouvrir une fenêtre sur un ailleurs n'empêche nullement de demeurer ferme dans sa foi. C'est dans l'enracinement profond et fidèle sur l'arbre solide de la croix du Seigneur que certaines de ses branches peuvent parfois de façon providentielle aller à la rencontre de branches d'un arbre d'essence différente sans pour autant tomber, ni dans un irénisme béat ni dans une idéalisation excessive de l'autre dans sa croyance, et d'être alors comme un pont, image chère à notre Pape François, à la rencontre d'un lointain spirituel, culturel et géographique aussi dans le cas présent.

1-Romano GUARDINI, Le Seigneur, Méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ, traduit de l'allemand par le R. P. Lorson s.j. (Der Herr), tome I , Paris, Alsatia, 1946, p. 346.

2-Yann VAGNEUX, Prêtre à Bénarès, Postface de Robert Scholtus, Namur, Lessius (coll. « L'Autre et les autres » 21), 2018.

3- Dhamma-Cakkappavattana-sutta. (Sermon de Bénarès)