31° Dimanche du TO*B Mc 12, 28b-34
Frères et sœurs, en communauté nous venons de suivre une session de formation sur la lecture juive des Écritures tout au long de l'histoire. Ce que j'en retiens, sans vous la résumer, c'est que cette session aurait très bien pu s'intituler : « Quel est le premier de tous les commandements ? » En effet, cette question du scribe reflète à merveille un débat, ou plutôt des débats, qui existaient vraiment à l'époque de Jésus, et qui ne cessent de traverser la théologie et la pratique tant juives que chrétiennes.
Que peut-on comprendre aujourd'hui de cette question et de sa réponse ? En quoi cela nous concerne-t-il, nous rejoint-il ? Cette recherche d'une hiérarchisation entre de multiples commandements est animée, me semble-t-il, par une double tendance présente en l'homme (qu'il soit pris individuellement ou collectivement), une double tendance inhérente à la vie elle-même, sous toutes ses formes. Il s'agit d'une part de la tendance à simplifier, à unifier, et d'autre part de la tendance, apparemment opposée, à multiplier, à complexifier pour répondre à chaque situation.
Cette tension est déjà repérable dans le Deutéronome (notre 1ère lecture). « Tous les jours de ta vie, toi, ainsi que ton fils et le fils de ton fils, tu observeras tous ses décrets et ses commandements » : c'est donc valable en tout temps, pour tout le monde, et il y a toute une série de préceptes. Les rabbins en comptaient un pour chaque jour de l'année et un pour chaque os ou organe du corps humain. On est clairement dans la multiplicité, à laquelle la formule « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » associe la totalité, ce qui exclut toute exception ou réserve. Et en même temps, dans la formule si importante et centrale ici du 'Shema Israël', en contraste avec la multiplicité des divers commandements, tout se concentre sur l'unicité de Dieu : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l'Unique. »
Dans l'Évangile, que fait Jésus ? Lui, le Fils unique de ce Dieu Unique, révèle non pas l'unique commandement (qui remplacerait et supprimerait tous les autres), mais le premier : « Voici le premier : », et de citer le 'Shema Israël'. On croirait être arrivé à un aboutissement, aboutissement de simplification et d'unification. Mais immédiatement, c'est plutôt un rebondissement qui surgit, inattendu, et que n'impliquait pas la question du scribe : « Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L'emploi du même verbe : “tu aimeras”, avec comme objet “le Seigneur ton Dieu” ou “ton prochain” instaure une équivalence indissociable entre la relation à Dieu et la relation au prochain. Et même, plus que cela, car ce double commandement de l'amour de Dieu et du prochain en cache pour ainsi dire un troisième, si l'on y inclut le juste amour de soi, puisqu'il s'agit d'aimer son prochain comme soi-même !
Une telle simplification des commandements, une telle simplification de l'amour, nous le voyons, ne conduit pas à supprimer ou à nier la diversité légitime de nos activités, relations, engagements et responsabilités. Elle invite plutôt à poursuivre un travail d'unification de nos vies, à travers leurs diverses composantes. Comme on le dit volontiers des moines, mais c'est vrai aussi pour tout baptisé et pour tout homme, il s'agit en fait de devenir UN (monos), toujours plus unifié. C'est ainsi que saint Benoît dans sa Règle peut à la fois demander de « ne rien préférer à l'amour du Christ » (RB 4, 21) ou « au Christ » lui-même (RB 72, 11), ou encore à « l'œuvre de Dieu » (RB 43, 3), mais prévoit également que « le soin des malades doit tout primer. Car on les servira vraiment comme le Christ. » (RB 36, 1) La fameuse et géniale réponse de saint Vincent de Paul au sujet de la Sœur dérangée par un pauvre à l'heure de l'oraison est de la même veine : « Ce n'est point quitter Dieu que quitter Dieu pour Dieu ! »
Ceci dit, même ainsi “simplifié”, reconnaissons que ce double (voire triple) commandement de l'amour nous paraît bien inaccessible, tant nous constatons nos manquements si fréquents à sa pratique… « Aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force » : cette totalité, cette perfection, c'est impossible ! Pour les hommes, oui – pourrait nous répondre Jésus –, mais pour Dieu, tout est possible ! (cf. Mt 19, 26) Et Dieu justement a envoyé son « Fils, conduit pour l'éternité à sa perfection », ce Jésus, qui n'est pas venu abolir, mais accomplir la Loi (cf. Mt 5, 17). Dans son rôle de grand prêtre (« le grand prêtre qu'il nous fallait »), « il l'a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même. » Et la lettre aux Hébreux continue : « C'est pourquoi il est capable de sauver d'une manière définitive ceux qui par lui s'avancent vers Dieu. »
Elle est très belle et littéralement porteuse, cette expression : « ceux qui par lui s'avancent vers Dieu ». Elle suggère qu'en Jésus et par lui nous est offerte et nous est rendue possible une dynamique de progression dans l'observance des commandements, qui est parallèlement une dynamique vers Dieu et son royaume. C'est bien ce que déclare Jésus au scribe : « Tu n'es pas loin du royaume de Dieu ». Tu n'y es pas encore, mais pas loin… L'accomplissement parfait (l'eschatologie), c'est pour le futur, comme d'ailleurs les verbes des commandements : « Tu aimeras » ; mais aujourd'hui – dit Dieu –, « je te prescris », et « ces paroles que je te donne aujourd'hui resteront dans ton cœur. » Il y a quelque chose du Royaume qui est déjà là, dans nos cœurs, ne serait-ce que sous la forme d'un désir, d'une promesse.
Oui, frères et sœurs, malgré les difficultés et nos manques d'amour, dans la foi en Jésus, avançons-nous par lui vers Dieu, approchons-nous de l'autel où le grand prêtre s'offre en sacrifice. Et à l'école de tous les saints que nous fêterons demain, en particulier de nos saints patrons respectifs, apprenons chaque jour à être de moins en moins loin du royaume de Dieu !
Amen.
Fr. Jean-Roch