3° Dimanche de Carême (B) Jn 2, 13-25

Les disciples, sur le moment, se rappelèrent qu’il est écrit : l’amour de ta maison fera mon tourment. Et quand il se réveilla d’entre les morts, ils se rappelèrent ses paroles ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite.

Frères et Sœurs, nous avons ici quelque chose de très important pour notre écoute, et notre manducation de la Parole de Dieu. Un écart, de plusieurs années, entre l’événement, sa première compréhension et une compréhension plus profonde ; entre le fait brut et sa pleine dimension dans le mystère du Christ. Et il y a d’autres écarts …

Nous sommes en effet tout au début de l’Évangile de Jean, au chapitre deux, juste après le signe de Cana. Or les trois autres Évangiles placent le même épisode bien plus loin, après l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, le jour des Rameaux  ! Autre écart donc … encore de trois années de différence !

Commençons par le fait brut, dans sa violence.  On peut l’édulcorer, s’il nous fait peur ; mais mieux vaut l’affronter. J’aime bien Maître Eckhart, le grand mystique dominicain du 13ème siècle, mais il écrit : « Notre Seigneur … ne repoussa pas les gens, il ne les réprimanda pas beaucoup, mais il leur parla avec bienveillance : "emportez cela !" comme s’il voulait dire : ce n’est pas mal et cependant cela crée des obstacles … »

Relisons l’Évangile : il fit un fouet avec des cordes et les chassa tous, il jeta par terre la monnaie des changeurs et renversa leurs comptoirs. C’est tout de même un peu différent ...

Un écart, entre Jésus rêvé par nous et cet Évangile. Jésus certes doux et humble de cœur, mû par une violente colère dès lors qu’il s’agit de la maison de son Père, transformée en maison de commerce. Le doux Jésus n’est pas comme nous le croyons. C’est le grand écart de Maître Eckhart !

Il est vrai – et Père David nous le rappelle dans un article récent – qu’en l’an 30, sous la pression des familles des grands-prêtres soucieuses de gagner encore plus d’argent, le commerce lucratif des ventes d’animaux pour les sacrifices fut transféré du mont des Oliviers – en face du Temple – dans la première enceinte du Temple. « Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce » ; on comprend dès lors pourquoi.

« Quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite ».

Il faut donc du temps pour comprendre. Il faut du temps pour croire. Il faut du temps pour entrer dans le mystère du Christ, pour que le mystère du Christ entre en nous.

« Quand il se réveilla d’entre les morts » : il faut passer par le creuset de l’épreuve, qui fait partie de notre condition humaine. Et cela prend du temps de ressurgir, de nous laisser ressusciter, quand le moment est venu.

Frères et sœurs, le Carême est le temps privilégié pour que la Parole de Dieu nous creuse. En ce sens la Parole de Dieu ne nous comble pas … et heureusement ! Peut-être seulement dans les débuts de la vie spirituelle, lorsque le creux n’est pas très profond.

Quand la Parole de Dieu creuse en nous un espace, elle ne le remplit pas totalement. Et quand elle creuse, elle creuse en nous des écarts … et des écarts féconds.

Dans un creux, il y a de l’ombre, de l’intimité, de la fraîcheur, du silence. La Parole de Dieu est là, discrète et secrète. Parfois, elle se fait un instant lumineuse, mais toujours insaisissable. Écoutons le témoignage de Saint Bernard : « Je veux vous dire comment le Christ agit avec moi. Je me livre pour que cela vous serve. Le Verbe est venu en moi, et plusieurs fois. Lorsqu’il est entré en moi, jamais je n'ai perçu son entrée. Parfois, j'ai pu pressentir sa venue, mais jamais je ne l'ai perçue, ni même sa sortie. Par où est-il entré ou sorti ? J'avoue que je l'ignore encore maintenant selon ce qui est écrit : "Tu ne sais d'où il vient, ni où il va" ».

Alors, frères et sœurs, n’ayons pas peur d’éprouver ce creux en nous. Il n’est pas forcément nécessaire de le remplir par des prières récitées, des formules qui risquent de nous empêcher d’éprouver ce creux salutaire.

Dans le Temple de Jérusalem, dans le lieu le plus sacré qui s’appelait le Saint des Saints, il y avait l’Arche d’alliance sur laquelle étaient placés deux chérubins en or. C’est dans l’espace qui séparait les deux chérubins que le Dieu Tout Puissant d’Israël se donnait à rencontrer, donc dans un vide, dans un creux, un petit espace large comme la main.

Peut-être pensez-vous à l’espace entre le doigt de Dieu et celui d’Adam dans la fresque de Michel-Ange ? Et aussi les deux mains de La Cathédrale de Rodin : les deux mains qui forment l’ogive ne se touchent pas ; il s’agit de deux mains droites et il est intéressant de savoir que le titre primitif de l’œuvre était : L’Arche d’alliance !

Nous voici donc revenus aux écarts de la Parole de Dieu, avec cette découverte : la Parole de Dieu est en elle-même écart et creusement. Pas seulement dans le creux qu’elle opère en nous, mais en elle-même elle est écart, espace et ouverture.

Écart entre les différentes versions Évangéliques d’un même événement. Écart entre l’événement et sa compréhension immédiate, puis sa compréhension après la Résurrection.

Un seul est totalement comblé : le Christ. Il est Celui que le Père remplit totalement de sa plénitude. C’est en Lui que nous demeurons ; c’est avec Lui que nous marchons ; c’est vers Lui que nous allons.

J’ajoute un dernier point en raison de l’actualité récente. Une autre sorte d’écart, hélas.

En Irlande, de 1922 à 1998, des maisons d’accueil tenues par des congrégations religieuses, ont été des lieux de misère et de traitements dégradants pour des dizaines de milliers de mères célibataires. Pire encore, ces maisons religieuses ont été des lieux de mort pour leurs enfants : 9000 enfants morts par manque de soins et de nourriture. Dans l’une de ces institutions religieuses, 796 corps d’enfants ont été retrouvés dans un ancien réservoir pour les eaux usées ; les archives du lieu mentionnent deux enterrements.

Comment l’Église dans ses institutions – et comme institution – a-t-elle pu engendrer de telles monstruosités ? Comment l’Évangile du respect des plus petits, qui sont les frères du Christ, a-t-il pu être à ce point oblitéré ? L’Église qui prône le respect de la vie et dénonce « la culture de mort » dans nos sociétés a engendré en son sein une culture de mort. Et cela en grande partie à cause d’une fixation exagérée sur le péché.

Le Christ, qui au Temple de Jérusalem renverse ce qui ne va pas, vient dans Son Église faire la vérité.

En France, cette semaine, la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église depuis 1950 a dressé un premier bilan de ses travaux, avant la publication de son rapport à l’automne : la commission envisage le chiffre de 10 000 victimes.

Or l’Église se dit « experte en humanité » et dénonce régulièrement les dérives de toutes sortes dans la société et ses lois.

Le président de la commission déclare : « Les abus n’ont pas seulement un caractère personnel, ils ont revêtu une dimension institutionnelle (…) ». La commission cherche à « comprendre ce qui, dans le fonctionnement de l’Église catholique, dans sa gouvernance ou son enseignement, a pu légitimer, favoriser ou non, des abus ».

Le Christ, qui au Temple de Jérusalem renverse ce qui ne va pas, vient dans Son Église faire la vérité.

Le Père Xavier Thévenot rappelait très souvent que celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses œuvres sont de Dieu.

fr. Jean-Jacques