Décès du P. Jean-Marie Couvreur OCSO

Mardi 21 novembre 2023, en la Mémoire de la Présentation de Notre-Dame, notre frère Jean-Marie Couvreur, o.c.s.o. est parti vers la maison du Père. Il était âgé de 85 ans.

 

Homélie des obsèques :

Évangile : Lc 20, 27-40

Chers frères et sœurs,

D. David et moi-même étions à Lourdes pour l'AG de la Corref lorsque nous avons appris le grand passage de P. Jean-Marie. Avant de rejoindre Lourdes, nous avions eu, tous les deux, l'occasion d'aller le visiter lundi après-midi. Il avait été hospitalisé la veille, en urgence, les médecins pensant même qu'il ne passerait pas la nuit. Et voilà qu'un bref sursis lui fut accordé qui m'a donc permis de le saluer une dernière fois. Je savais que sa santé déclinait, notamment à travers des troubles cognitifs. Mon passage par En Calcat était donc prévu de longue date. Et voici que le maître de la moisson est passé, profitant de la fête de la Présentation de Marie pour venir le chercher d'une manière aussi subite qu'inattendue, en tout cas plus vite que nous l'aurions imaginé !

Mais n'est-ce pas ainsi que passe toujours le Seigneur dans nos vies ? Dans une « survenue » qui toujours nous surprend ? Or, devant une telle survenue, qui nous surprend parce que rien ne semblait la préparer, on pourrait sombrer dans la même sidération qui s'empara du roi Antiokos, apprenant l'échec de sa campagne militaire devant Jérusalem : « L'inquiétude accable mon cœur et je me dis : 'à quelle profonde détresse en suis-je arrivé' ? » Oui, la mort, la mort d'un être cher, nous plonge tous dans une telle détresse, une telle sidération. C'est comme si le sol se dérobait sous nos pieds, et comme si le gouffre du vide qui s'ouvre devant nous s'apprêtait à nous engloutir ! Avec cette question angoissante : que faire de ce vide ? et surtout, qu'allons-nous devenir nous-même ? Allons-nous y survivre ?

C'est le cri embué de larmes de Marie-Madeleine devant le tombeau découvert vide au matin de Pâques et qui cherche désespérément la présence de Celui qui, un jour, l'a tirées de son propre tombeau à elle ! Un évangile que P. Jean-Marie aimait particulièrement !

J'imagine que nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, parmi nous, ont rencontré en P. Jean-Marie un frère, un père, un ami dont justement la main s'est tendue pour saisir la nôtre ; dont le regard est venu rejoindre le nôtre pour relever celui ou celle qui ne croyait plus en soi ou en la vie ; dont l'espérance en la puissance de la grâce est venue raviver notre propre espérance en la miséricorde divine !

Cette confiance indéracinable ‑ j'aimerais dire « indécrottable » comme la glaise qui colle aux bottes – en la vie plus forte que la mort, plus résiliente même que la force noire de la misère humaine, sans doute, P. Jean-Marie, l'as-tu reçue de ton terreau familial, de cette foi terrienne héritée des tes parents, et que tu as pu ensuite enrichir à l'école cistercienne de la charité, si profondément colorée par la spiritualité de celui qui, au Mont-des-Cats, fut ton abbé. Je veux évidemment parler de D. André Louf dont tu as tant reçu. Qui ne garde en mémoire le titre de ses ouvrages, devenus des best-sellers : « Au gré de sa grâce » ou « La grâce peut davantage » ?

Tu avais si bien assimilé cette doctrine que, sans chercher à l'élaborer davantage conceptuellement – ce n'était d'ailleurs pas ton fort ! – tu as surtout désiré la mettre en œuvre dans les charges pastorales qui t'ont été très vite confiées. D'abord comme père-maître, charge que tu assumas pendant 14 ans au Mont-des-Cats. Puis comme abbé du Désert, où tu m'as accueilli (je ne peux l'oublier !) en 1996 alors que je quittais le monastère de ma profession suite à un contexte difficile. Le Désert donc, où, du reste, tu n'avais pas entièrement quitté la livrée de Père-Maître… au point de placer ceux à qui tu confias cette même charge (F. Guerric, f. Jean-Christophe et moi-même) dans des situations, il faut bien le dire, parfois inconfortables ! C'est que, à nouveau, tu croyais si forte en la force de la grâce que tu croyais en proportion égale, en la capacité de l'homme, de tout homme, à accueillir cette même grâce, si blessé qu'il soit dans son histoire personnelle, manifestant par là toute la largeur de ton cœur, l'étendue de ton amour pour tout homme, toute femme qui se présentait devant toi et à qui tu offrais sans réserve présence et affection.

Oui, l'amour ! Un mot qui jaillissait sans cesse sur tes lèvres, comme le miel qui déborde des ruches après un été généreux et à la récolte abondante. Permettez-moi de citer ici ce que m'écrivait une laïque associée au monastère du Désert. « La nouvelle du décès de P. Jean-Marie m'affecte et nous émeut certainement tous. Que de souvenirs remontent à la surface. Comment oublier l'accueil de Jean-Marie ? Puis son sourire, ses paroles sages lors de nos rencontres. Ses homélies : amour, amour… Je l'écoutais parfois comme j'aurais écouté mon grand-père, et pour souligner quelques décalages de génération ! Maintenant il a rejoint l'Amour… où il était certainement très attendu ».

Alors, oui, reprenons la question de tout à l'heure. Que faire pour que le vide de l'absence ne nous engloutisse pas ? Car, au final, c'est bien la question qui est au cœur de la page d'évangile entendue ce jour ! Une femme aux 7 maris ! Imaginez donc un peu ! Page qui pousse la question jusqu'à l'absurde, mais, justement, pour nous révéler qu'avec la résurrection, nous changeons complétement d'ordre des choses ! Une femme aux 7 maris, donc ! Alors, « à la résurrection, cette femme-là, duquel sera-t-elle l'épouse puisque les sept l'ont eu pour épouse ? »

A la lumière de la résurrection, question bien vaine, car, nous rappelle saint Paul, en vie chrétienne, nous ne nous appartenons pas ! « Aucun d'entre nous, dira-t-il aux Romains, ne vit pour soi-même et aucun ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Ainsi, dans notre vie, comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur ! Car si le Christ a connu la mort, puis la vie, c'est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants ».

Ainsi en est-il de chacun, chacune d'entre nous ! De même pour P. Jean-Marie. Plongé par le baptême dans la mort et la résurrection du Christ, il ne s'appartient plus. Bien plus encore ! Puisque nous sommes au Christ et que le Christ est à Dieu, et que Dieu sera un jour tout en tous, il s'ensuit que ne s'appartenant plus à lui-même, mais appartenant au Christ, Jean-Marie n'appartient plus ni à l'un ni à l'autre ; mais avec le Christ, il est désormais présent à chacun et chacune, comme Dieu, à qui le Christ appartient, est tout en tous !

Pour conclure, J'aimerais alors vous citer un poème de Paul Éluard, entendu lors de l'AG de la Corref.

La nuit, écrivait-il, n'est jamais complète     
Il y a toujours, puisque je le dis
puisque je l'affirme,       
au bout du chagrin une fenêtre ouverte      
il y a toujours un rêve qui veille
un désir à combler, une faim à satisfaire     
un cœur généreux
une main tendue, une main ouverte 
des yeux attentifs 
une vie, la vie à partager.

Ce cœur, cette main, ces yeux, cette vie à partager, nul doute que par-delà la fenêtre ouverte de la résurrection, P. Jean-Marie, tu continueras à nous les offrir, comme un jour tu nous les as ouverts à un moment ou l'autre où notre vie risquait de sombrer et de basculer dans le vide.

Oui, la grâce peut toujours davantage ! Que la grâce t'enveloppe donc aujourd'hui tout entière de son manteau. Et qu'ainsi vêtu comme d'un manteau d'allégresse, tu puisses, comme nous le chantions avec le psaume responsorial, exulter de joie, chanter pour le Seigneur, fêter son nom très haut.

Oui, demandons qu'il nous entraîne dans sa propre danse. La danse de l'amour. Cette danse où « aimer, c'est tout donner et se donner soi-même » selon les mots de la petite Thérèse que P. Jean-Marie aimait tant !

Je ne peux enfin terminer cette homélie, sans vous remercier, vous les frères d'En Calcat, qui avez accepté d'accueillir dom Jean-Marie en votre communauté pour l'accompagner jusqu'en son dernier envol. Vous l'aviez revêtu de la coule noire bénédictine. Le voici maintenant revêtu d'une robe blanche : celle des noces éternelles que plus rien ne viendra souiller !

F. Pierre-André Burton
Abbaye de Cîteaux