Jésus vient de nous redire la béatitude des tout-petits.
Comme Moïse l’a fait pour Israël : « Heureux es-tu, Israël ! N’oublie pas que tu fus choisi… parce que tu étais le plus petit de tous les peuples ! Ne laisse pas tes privilèges à un autre ! » (cf Ba 4,3-4)
Quel est le privilège du petit ?
Un privilège qu’on peut longtemps ignorer, négliger, nier même, mais qui se révèle au dernier moment, à l’approche du danger : le privilège du passage. Le petit passe là où le gros et le grand restent coincés.
Et parce que toute la vie chrétienne est pascale, parce que toute la vie est passage et porte étroite, ce privilège des petits vaut pour toute la vie.
Il n’est jamais trop tard pour se faire petit, pour le devenir.
La vie en sa sagesse a même prévu pour chacun une phase de rétrécissement qui en dessine le projet. Même sans le vouloir, sans le désirer, on apprend à se refaire petit. Pour passer plus à l’aise.
Mais pourquoi attendre ? Et comment devenir petit pour de bon sans attendre ?
Je crois que Moïse nous donne une piste remarquable, sous la forme de ce qui deviendra une constante biblique, un refrain, un leitmotiv qui resurgit partout.
A ce peuple choisi parce qu’il est petit, Moïse rappelle deux dimensions immenses, deux grandeurs qui seules sont capables de tenir ce peuple dans la petitesse.
D’abord, « nos pères ». Rappelle-toi d’où tu viens.
Cela vaut pour Israël, cela vaut pour nous plus encore. Tu viens de loin, tu ne sors pas de toi-même. Tu viens d’hommes remarquables qui ont façonné l’humanité, à travers des générations. Et si tu es là, aujourd’hui, entouré d’un monde incroyablement perfectionné, riche de beauté, de bien-être, d’intelligence, de technologie, de savoir-faire, c’est que tu es précédé d’un immense héritage. Face à tous ceux-là, face à ces générations qui ont fait chacune un petit pas d’humanité, qu’est-ce que tu es, toi, dis-moi ?
O Moïse, comme tu as raison ! Je ne suis rien, je suis minuscule.
Et bien sûr, seconde dimension, corollaire, mais pas tout à fait symétrique. Rappelle-toi encore, mais rappelle-toi la promesse, rappelle-toi l’avenir promis.
Regarde où tu vas, si du moins tu veux aller au pays de la promesse. « Dieu garde son alliance et son amour pour mille générations à ceux qui l’aiment et garde ses commandements » Mille générations !
Notre génération fait l’expérience de plus en plus nette d’être elle-même déjà dépassée, de son vivant. Expérience parfois un peu cruelle. A tous les niveaux se présentent de plus jeunes plus compétents et mieux formés. A peine se trouve-t-on en responsabilité quelque part que se pointent de jeunes loups qui vous démontrent votre incompétence : « mon pauvre vieux, ton affaire, c’est la médecine de papa, c’est la technologie d’avant-guerre, c’est le marketing d’avant la télévision ! Quoi, tu connais pas la permaculture ? Eh, vieux, on n’en est plus à Ptolémée ! et après Newton, il y a eu Einstein ! Va te rhabiller plutôt que de poser au savant ! »
Mille générations qui me regarderont avec condescendance. Comme nous regardons les pithécanthropes !
O Moïse, comme tu as raison !
Moïse, dont il est dit qu’il était très humble, le plus humble des hommes de la terre !
Frères et sœurs, pour nous tenir dans l’humilité, il y a le chapitre 7 de la Règle de saint Benoît bien sûr. Mais il y a les mille générations d’avant et d’après, il y a le temps, le temps qui nous tient minuscules, si du moins nous sommes un tant soit peu raisonnables.
Nous croyons mesurer le temps, et nous inventons des nanosecondes et des années-lumière, mais c’est lui qui nous mesure, inexorablement, et qui nous trouve petits, minuscules, dérisoires. L’univers est un sablier, et nous y passerons.
Alors, équipons-nous pour le passage, passons avec le Passeur. Déjà Moïse fut une figure exceptionnelle de Passeur, le Passeur de la Mer Rouge, avec Josué, Yehoshua, Jésus, le Passeur unique, l’Homme du grand passage, le Ressuscité.
« Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, gardez mes paroles. »
Frères, c’est la seule chose à faire : nous charger de ses paroles, si légères que nous n’en sentons pas le poids, quotidiennement, petitement, nous munir des miettes du pain rompu, de ces fragments qui nous tiennent ensemble dans l’amour de Dieu, dans le cœur immense du Christ.
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE