RB 73 La méthode Une Règle en dialogue

Le dernier chapitre de la RB a une importance capitale pour situer la Règle à sa juste place et adopter la position de lecteur qui convienne.


Dans un élan


« Toute petite Règle de démarrage », minimam inchoationis Regulam…
Le titre va dans le même sens : « que toute la pratique de la justice n’est point contenue dans cette Règle ».
Saint Benoît replace en perspective sa Règle : cette Règle renvoie à d’autres, elle n’est pas un aérolithe. Regard tout à la fois en arrière et en avant, par rapport à l’Ecriture et à ses devanciers, et par rapport au but entrevu, « tu parviendras », dernier mot de la Règle.
La finale de la Règle n’est pas une finale, elle n’est pas un point d’arrivée d’où l’on pourrait regarder en arrière avec satisfaction le chemin parcouru. Dans cette finale, la Règle reste emportée dans un mouvement puissant : deux fois « se hâter », une fois « conduire », deux fois « parvenir » !
La Règle veut nous lancer dans un mouvement auquel elle participe mais qui la dépasse dans son principe comme dans sa fin.
Elle se dit un petit début sans se prendre non plus pour LE début absolu. Elle renvoie aux Pères, à tous les devanciers, et plus encore à l’Ecriture sainte qui est le véritable commencement.
Elle est une minuscule fraction d’un grand élan, d’une trajectoire immense, qui la précède et la dépasse.
La Règle n’est donc pas une île, elle n’est pas « isolable », elle n’a pas fonction à être « isolée » (la sacralisation isole) mais au contraire à être reliée à cette dynamique qui vient de la parole de Dieu, reliée à l’Evangile dont elle procède.
Elle-même, la Règle, est une lectio, comme les Ecrits des grands témoins, les « saints Pères catholiques », et elle nous invite inlassablement à cette lectio. Dieu me parle, le Christ me parle dans la lectio. Pas seulement là, mais d’une façon unique et irremplaçable là, dans ma lectio personnelle.
Le commentaire de Règle communautaire est aussi une lectio partagée, dont la vertu essentielle n’est pas de rappeler la loi, de resserrer les vis et les boulons, mais de donner de l’élan en provoquant chacun à sa propre lectio, en renvoyant chacun vers LA source.

Lire et relire


Cette Règle est pour le chemin, pour aider à marcher, et plus précisément pour aider à se mettre en route. A celui qui veut réellement marcher, avancer, se hâter, l’espace ne manque jamais ; à celui qui désire progresser et apprendre, les maîtres ne manquent jamais.
Avons-nous conscience de l’incroyable déformation dont nous sommes victimes en terme de rapport au savoir et d’abord à la lecture ?
Quand nous avons fini un livre, aussitôt, c’est classé, fini. On passe au suivant. Mentalité consommatrice. Une telle attitude se termine dans les magasines, dans le jetable, à la surface de soi et du monde ; exit la plongée, la profondeur ; les bibliothèques ne servent plus à rien, la télé suffit : un flux distrayant.
Benoît nous rappelle ici le caractère infini de la lecture : vous croyez avoir vraiment saisi l’évangile ? Quelle erreur ! Mais non, retournez-y, une seule page est inépuisable… Et la mise en pratique de cette attitude commencera par l’abbé avec la petite règle de démarrage : dès que c’est terminé, il devra recommencer !
Je suis de mon époque. Quand j’ai fini un livre, j’ai du mal à le reprendre, même des années après. Mais je crois à ce que dit Benoît, qui est le principe même de la lectio. Je ne lis jamais un livre sans un crayon à la main, m’obligeant à relire certains passages à la fin pour les recopier. Et copier, c’est lire sept fois. Un frère ancien m’a dit avoir choisi pendant des années de ne lire qu’un seul livre par an, mais en l’étudiant à fond, et ne pas l’avoir regretté.

Des fils qui écoutent


Dernier chapitre, reprise non pas littérale mais thématique des premiers mots du Prologue, « écoute, ô fils » : encadrant l’inclusion sur l’obéissance, et explicitant ce qui en est le cœur, l’écoute de la parole, et la condition de fils, à laquelle répond ici une avalanche de Pères au pluriel.
Deux infinis, l’écoute et la condition de fils, explicitation de la gloire de l’obéissance.
Je n’aurai jamais fini d’écouter Dieu qui me parle, d’écouter la parole de ces bibliothèques infinies que l’on écrirait si l’on voulait dire tout ce que Jésus est, a été, sera (finale de Jn), d’écouter le monde qui résonne de la première création (« les cieux chantent la gloire de Dieu ») et qui gémit en attente de la seconde création.
Le Verbe fait résonner en moi Dieu et le monde et tout résonne de plus en plus pour qui écoute vraiment.

Pour qui veut être fils comme le Christ est Fils, les pères ne manquent jamais non plus : aucun de ces Pères catholiques ne masque le seul Père, celui des cieux, parce qu’ils conduisent au Christ, vrai visage du père pour les hommes, la Parole qui nous engendre :
« Sanctifiés vous-mêmes par l’obéissance à la vérité,
en vue d’un amour fraternel sincère
aimez-vous d’un cœur pur avec ténacité
engendrés de nouveau (d’en haut)
d’une semence non de corruption mais incorruptible,
la Parole de Dieu, vivante et qui demeure. » (1P1,22-23).
Ces deux versets de la 1P semblent concentrer la doctrine qu’explicite saint Benoît : obéissance, amour fraternel tenace, écoute de la parole qui engendre à la vraie vie…

La résonance infinie


« petite règle pour débutants », « un commencement de réforme de vie »…
Le vocabulaire du dernier chapitre de la RB est un vocabulaire de commencement… et encore une fois (v.2) « être conduit », cette fois par les écrits des Pères.
Le Christ nous conduit activement par sa propre parole, mais c’est une parole qui a le don de résonner, si bien que les paroles des pères, des saints, sont des résonances de sa parole à Lui. Nous avons à nous laisser guider par ce phénomène de résonance. On peut percevoir très très loin de la source un écho de ce Verbe, parce que l’univers entier est d’une certaine façon la vibration de cette unique Parole créatrice.
La RB ne nous bouche pas l’horizon, elle ne se présente pas comme limite et barrière mais comme initiatrice d’un chemin immense, infini. Peut-être est-elle surtout « méthode », c’est-à-dire meta-hodos, litt. avec-la-route, avec-le-chemin, ce qui accompagne la route.
Cette méthode qu’est la Règle consiste à nous ramener au principe unique, au point de départ, le commencement fondamental : le Christ, le Christ obéissant, le Christ parole d’un Autre, le Christ résonance de Dieu.
Le Christ est le diapason qui permet à toutes choses de s’accorder et la Règle nous dit comment l’orchestre peut s’accorder (rien n’a encore commencé). L’orchestre est multiple (la « symphonie des mille » de Mahler) les partitions sont d’une variété infinie, mille symphonies sont possibles, mais tout repose sur un accordage fondamental et constant au diapason qu’est le Christ. La Règle nous fait entendre cela, nous ramène constamment de toutes nos dispersions à cette simplicité originelle dont tout dépend, le Christ ; notre ajustement au Christ repose sur une écoute.
Ecouter la Parole originelle, écouter la résonance, écouter comment sonnent les instruments qui résonnent bien, les plus justes, les plus purs (« les saints pères catholiques ») et s’accorder, c’est-à-dire, aller-à-cœur, aller-au-cœur des êtres et des choses pour y trouver le Christ.

Se reconnaître décadent


« …petite règle pour débutants ».
« pour nous, paresseux, de mauvaise vie et négligents, il y a de quoi rougir de honte ».
Décadence par rapport à autrefois, aux anciens…
Benoît est-il ici victime d’une convention littéraire, ou bien nous dit-il autre chose, qui a une valeur spirituelle pour nous aujourd’hui ?
Sommes-nous décadents, et en quoi ? Est-il fatal que le monachisme s’affadisse, et pourquoi cela est-il déjà un lieu commun au 6° siècle ? N’est-ce pas là une question vitale pour chaque génération de moines ? (ainsi pour les plus jeunes, à écouter les anciens : chauffage central, douches, viande une fois par semaine, thé et chocolat au petit déjeuner…)
Est-ce que cela concerne le confort ou la prière, ou la vie fraternelle, l’ardeur dans la recherche de Dieu ?
Le P.Adalbert voit ici la conscience qu’a Benoît d’une décadence « ascétique » par rapport aux prestigieux exemples des « pères » du désert, dont les apophtegmes avaient été édités (les « vies »), et dont il vante les mérites à plusieurs reprises (cf. RB 18 et 40, psalmodie et vin, prière et confort), mais il remarque que la finale de ce verset, litt. « à nous appartient la confusion », est une réminiscence scripturaire (Dn 9,7.8) ! Si Benoît fait appel à l’Ecriture, cela va plutôt dans le sens d’une vérité spirituelle permanente…
La Règle tout entière semble pourtant nous répéter que la vie spirituelle authentique ne se loge pas dans un quelconque héroïsme, mais dans l’acceptation d’une faiblesse, tant celle des autres que celle que l’on doit reconnaître en soi-même.
Eh bien justement…
Pour moi, cette finale ne prône pas un héroïsme à retrouver, mais elle décrit une conscience spirituelle saine, mûre en cela justement qu’elle reconnaît sa décadence et sa nullité, sa faiblesse.
Le paradigme de cette conscience est la prière, qui est notre « cœur de métier », comme on dit.
La prière mûre est une prière qui a fait le tour de ses enthousiasmes, une prière « décadente », tombée de haut, qui a reconnu ses limites, à l’office, à la lectio, à l’oraison, mais qui n’a laissé tomber ni l’office, ni la lectio, ni l’oraison. Cent fois, j’aurai retrouvé un peu de ferveur, et cent fois, j’aurai convenu que l’élan était retombé, et que mon oraison était nulle.
Je sais que c’est nul et sans saveur, mais j’y vais quand même, sans me raconter des histoires sur mes charismes à moi qui seraient à trouver ailleurs. Tant que j’évite la confrontation avec mes points faibles, je me raconte des histoires sur la pluralité, le respect des différences, et j’enrobe merveilleusement ma nullité pour ne pas la reconnaître.
Vient un moment où je me reconnais effectivement « paresseux, négligent, de mauvaise vie », et, s’il en est besoin, les faiblesses de l’âge achèvent de me confronter à mes limites…
Le propre de la vie monastique est cette reconnaissance globale et conclusive, humble parce qu’elle reste joyeuse et non pas amère, de mes faux pas et de mes limites : maintenant, c’est clair, c’est Dieu qui me sauve, et nullement moi ! Je n’ai droit qu’à sa miséricorde. Et en conséquence, je n’ai à faire la leçon à personne !

Recommencer


Quand arrive la fin, Benoît demande la grâce de commencer, c’est-à-dire de recommencer, de toujours commencer et recommencer.
La lecture de la Règle ou de la Parole de Dieu nécessite de la reconnaître comme toujours devant, jamais atteinte, toujours plus haute que ce que j’en ai déjà gravi, et donc toujours à reprendre.
Et nous sommes tout spécialement, nous les moines, des hommes du recommencement, des gens qui recommencent et tous les matins s’obstinent à recommencer, reconnaissant que la prière est bonne à recommencer, la lectio est bonne à recommencer, la vie fraternelle… Notre vie est toujours à reprendre !
Rien n’est moins à la mode à notre époque, où au contraire, on voudrait toujours du neuf, de l’inconnu, de l’exotique. Toute publicité part de cette nouveauté.
La vie monastique, elle, nous répète inlassablement que nous sommes précédès sur le chemin, et par plus grands que nous.
Ce qui nous empêche souvent de recommencer, c’est justement de ne pas vouloir être précédés, c’est un désir très romantique ou prétentieux d’être le premier.
Dans la prière, nous sommes toujours précédès ; Dieu était là le premier ; dans le registre de la parole, nous sommes toujours précédés, et il nous faut d’abord écouter, et d’abord pour apprendre à parler.
Cela ne doit pas nous décourager. Nos journées sont courtes, et nous pouvons accepter de vivre aujourd’hui, cette heure et pas une autre, cet office ou cette oraison et pas une autre ; accepter de ne pas habiter un beau programme mais une réalité à courte vue, une journée, une heure, à la fois première et dernière, unique en réalité de bout en bout.
frère David