RB 58 L'accueil d'un "nouveau venu"

Quel peut être l’intérêt du chapitre 58, l’accueil des novices, pour un oblat séculier ?
Un intérêt majeur ! Car ce chapitre permet aux oblats de situer et d’apprécier la différence voulue par la Règle entre l’hôte et le frère, et de trouver dès lors la place la plus juste au regard de cette différence : l’oblat n’est ni un hôte ordinaire, ni un frère ordinaire, et cette originalité ne doit pas disparaître ou être gommée, ni dans un sens ni dans l’autre.


Passer ou rester


La différence de traitement entre l’hôte qu’on reçoit et le postulant qu’on reçoit est très frappante, en dépit du refrain commun, le verbe « recevoir » justement (suscipere) : l’abbé et la communauté courent au-devant de l’hôte pour l’accueillir aussitôt comme le Christ, alors qu’on tient la porte fermée quatre ou cinq jours face au frère nouveau venu !
L’un a le projet de PASSER, l’autre a le projet de RESTER, de rester pour sa vie entière. La différence réside là, nette, elle est fondamentale ; notre œil ne doit tolérer aucun flou entre les deux projets.
A celui qui ne fait que PASSER, il faut offrir la manne, la nourriture pour le voyage, proportionnée à sa faim, à son désir.
A celui qui veut RESTER, qui veut s’installer pour toujours dans la terre promise, il faut montrer les fruits du pays, mais aussi les habitants du pays, pas commodes, sans en cacher le côté terrifiant : « C’est un pays qui dévore ses habitants ». La probation d’un novice n’est pas sans analogie avec ce qu’on appelle « l’exploration en Canaan ». Nous y reviendrons.

Chez saint Benoît comme dans l’ensemble de la tradition monastique, les rebuffades au nouveau venu sont prescrites, légales, obligatoires, ce qui veut dire qu’un monastère ne fait pas de RECRUTEMENT sans risquer de se fourvoyer gravement.
Noviter veniens : un « nouveau venu » ; le point de départ est extérieur au monastère, exactement comme les hôtes qu’on accueille ; le titre des deux chapitres contient le même mot, « des hôtes à RECEVOIR », « de la discipline pour RECEVOIR des frères », c’est chaque fois suscipere, ce verbe qui est aussi celui de la profession suscipe, « reçois-moi ».
Le « nouveau venu » est un DON de Dieu ; il ne s’agit ni de l’embauche d’un ouvrier, ni d’une conquête, ni d’une prise, comme un poisson pour le pêcheur. Etre moine, n’est-ce pas apprendre à voir toutes choses et surtout chaque frère comme un DON de Dieu, à se recevoir soi-même comme donné ? Le postulant, devenu novice et moine, devra lui-même constamment transformer la vision qu’il a de sa propre vocation : passer de la conquête à la grâce, passer du « je me donne » au « reçois-moi ! fais-moi grâce, reçois-moi ».


« le pays qui dévore ses habitants » (Nb 13,32)

La période de probation de celui qui est venu pour RESTER est marquée par la répétition du questionnement sous la forme du tout ou rien. Je disais que cela ressemble à la situation des Hébreux sur la frange de la Terre promise, avec l’épisode de l’exploration : il s’agit pour eux comme pour le novice d’entrer ou de ne pas entrer, partagé qu’il est entre la séduction des fruits du pays et la peur des habitants du pays, entre son espérance et sa peur. Le don que Dieu nous fait du pays qui ruisselle de lait et de miel peut ressembler à une conquête des plus ardues.
En Nb 13-14, l’ambiguïté des sentiments s’exprime dans une alternative fantasmatique : « manger ou être mangé », soit « nous n’en ferons qu’une bouchée », soit « c’est un pays qui dévore ses habitants ».
Pour le novice aussi, le tout ou rien est déterminant ; la mise est totale : tout perdre et tout gagner à la fois.
Sans cette mise totale, sans le projet délibéré de rester toujours, l’intérêt pour la terre promise monastique a toutes les chances de n’être qu’une forme de tourisme spirituel.
On peut considérer que le tourisme cristallise assez bien les idéaux de nos sociétés d’aujourd’hui, sans exclure le tourisme spirituel. Eh bien, un touriste comblé ne deviendra jamais un moine ! Nos hôtelleries peuvent élargir l’offre spirituelle, proposer des initiations, des retraites, des séjours de moyenne durée avec du travail et de la lectio, on peut aider des jeunes à se situer en chrétiens dans la vie, ouvrir des gîtes, une école, un alumnat…
Toutes ces randonnées au désert sont excellentes mais le passage du Jourdain ne peut pas faire partie du programme. Le désir d’entrer, de rester pour toujours, est un projet résolument personnel guidé par l’esprit de Dieu.
La conscience de ce SEUIL est sûrement de plus en plus ferme et forte pour l’oblat au fur et à mesure qu’il approfondit sa propre relation avec la communauté. Illusion dangereuse de se croire à la fois dedans et dehors !
C’est ce caractère personnel et spirituel à la fois du projet d’entrer pour de bon qu’il s’agit d’éprouver. Benoît ne veut pas de quelqu’un qui puisse avoir été porté là par un courant, sans trop savoir comment, mais de gens résolus à nager contre le courant. La vocation monastique est protestataire.
On vient pour changer de vie, changer soi-même ; aussi Benoît exige que le novice comprenne dès le début que ce changement ne sera pas une simple assimilation, une mise en conformité, mais vraiment un combat intérieur, une révolte, une protestation personnelle.


la communauté rébarbative et le Dieu récalcitrant


La « façon » de recevoir des frères est en latin une disciplina, une « discipline », c’est-à-dire quelque chose qui s’apprend ; et donc ce n’est pas inné, ce n’est pas le fait d’un don, d’un talent particulier, d’un charisme, ça s’apprend. Et c’est toute la communauté qui est conviée à apprendre à accueillir des nouveaux venus…
Il est frappant que, jusqu’au v.19, il n’est nulle part question de l’abbé ; vu le recours systématique que fait Benoît à la personne de l’abbé pour la moindre chose, vu son implication apparente dans l’accueil des hôtes, le phénomène est très remarquable ! L’abbé n’apparaît que tout à la fin de ce long chapitre, le jour de la profession solennelle, en deux mentions : l’une passive, sur la charte (qui est dressée « au nom de l’abbé présent »), et l’autre furtive, pour une tâche bien modeste : récupérer ladite charte après coup sur l’autel. C’est tout !
L’abbé n’a donc pas à mettre son nez dans le recrutement ; c’est la dernière des choses dont il doit s’occuper.
Ce phénomène est amplifié, redoublé, par l’absence de figures personnelles en face du postulant.
C’est la communauté qui doit apprendre à accueillir des novices, et ce caractère quasiment impersonnel est désigné là, par ce « ON » qui apparaît à chaque verset (une tournure passive en latin) : « on n’accordera pas… si l’on constate… on lui concèdera… on l’avertira… on leur affectera… »
Ce « ON » communautaire rébarbatif est comme le passif divin : l’image d’un Dieu caché, sans visage, terriblement discret et même récalcitrant.
Pourquoi cela ? Parce que la première chose dont doit se soucier le maître des novices est que le postulant « cherche vraiment Dieu ».
Ce désir de Dieu ne doit pas être trompé.
Car le vrai Dieu n’est pas une bonne maman qui s’occupe de tout pour vous mettre à l’aise ; il est rébarbatif et récalcitrant : « on l’avertira de toutes les voies dures et âpres par lesquelles on va à Dieu ».
Les dura et aspera ne sont pas le fait de la communauté bénédictine en tant que telle, mais en elle seulement le reflet de la recherche de Dieu qui habite chacun des moines. Jusqu’au bout, la recherche de Dieu sera dure et âpre ; jamais Dieu ne se fera complaisant.

En première ligne, Benoît ne délègue donc aucune brillante personnalité pour exercer un quelconque talent, quoi qu’il en soit des qualités éminentes d’un maître des novices. Le repoussoir communautaire est seul capable d’éprouver l’appel. Si ce n’est pas Dieu qui appelle, Dieu qui envoie, à quoi sert de séduire un candidat ?
Il faut remarquer qu’ensuite, l’ancien qui est délégué au noviciat, qualifié pour cela, est attribué au GROUPE des novices (« on LEUR affectera ») ; or cela aussi est très important et novateur : Benoît veut que les nouveaux-venus soient confrontés les uns aux autres et vivent en groupe. Quelle nouveauté ! Nous sommes ici aux antipodes du modèle traditionnel de l’abba avec son disciple et d’une transmission verticale, personnalisée. Non ! ici, pas de modèle, seulement du « on », des alter ego plus ou moins rétifs, sur le recul. C’est ainsi que les nouveaux venus découvriront le mieux la vie à laquelle ils se préparent.


Désir et patience


Deux mois, première lecture ; six mois, deuxième lecture ; quatre mois encore, troisième lecture ; soit trois lectures de la Règle en l’espace de douze mois, un an ; sans doute est-ce l’origine du cycle qui faisait traditionnellement lire la Règle trois fois par an.
Saint Benoît parle alors pour le novice d’une tam morosam deliberationem : qu’est-ce que c’est que cette « délibération si morose » ? Ici l’on traduit « une si longue réflexion » en rapprochant morosa de mora, le retard : c’est une réflexion qui prend du temps, qui dure. Avant de délibérer, de choisir pour de bon, il faut que le novice prenne son temps. Mais ce sens du mot latin est inhabituel et morosus signifie d’abord et presque uniquement « difficile, pénible » ; c’est un choix difficile. Le vocabulaire du contexte va bien dans ce sens : il s’agit d’une épreuve, à caractère quasi-militaire (plusieurs mots de ce registre).
Ce qui est éprouvant, c’est que le novice, pour être reçu, doit à la fois « endurer » et « promettre » à plusieurs reprises : on éprouve aussi bien sa patience, dimension PASSIVE, que son désir, dimension ACTIVE, et qui plus, est, un désir qui s’exprime, qui s’exprime dans des promesses répétées.
Pour faire un moine, DESIR et PATIENCE sont les valeurs fondamentales, aussi nécessaires l’une que l’autre.
Remarquons le caractère antithétique de ces deux attitudes, qui ne cohabitent pas placidement l’une avec l’autre mais s’opposent comme deux pôles de tempérament (actif/passif) ; Benoît ne veut ni le seul enthousiasme ni la résignation, il ne veut pas compter sur des traits de caractère mais sur des vertus, c’est-à-dire des attitudes intérieures qui sont le fruit d’un travail, d’une transformation spirituelle.
Patience et désir sont aussi contraires que l’eau et le feu, et c’est pourquoi leur cohabitation est inévitablement transformante : eau et feu, deux images de l’Esprit, ça fait de la vapeur, ça fait de la pression, de l’énergie, une force de vie… L’image vaut dans les deux sens : d’une part c’est le feu du désir qui réchauffe et anime la patience et l’empêche de croupir ; d’autre part, c’est le feu de la patience qui cuit et recuit le désir, l’éprouve, au risque de le voir se volatiliser.
Tout au long de la vie du moine, et de l’oblat, la lecture de la Règle aura cette double fonction : confronter chacun et à sa patience et à son désir pour l’inviter constamment à rechoisir sa vie.


La loi du détour


En matière de recherche de Dieu, il y a un saut énorme entre les moyens et la fin.
Ce que nous dit avec force Benoît dans ce chapitre, c’est que le moyen bénédictin, la communauté monastique, ne doit pas se prendre pour la fin ; ce serait pire que tout ; elle ne doit surtout pas tromper le nouvel arrivant en se faisant prendre pour une fin, pour un lieu d’arrivée ; elle n’est qu’un couloir de présélection, un lieu de propulsion, une rampe de lancement, le plongeoir pour le grand saut, l’entrée de la piste où l’on va courir pour de bon, vers Dieu.
La course est devant le candidat et elle sera longue et rude.
De ce fait, le phénomène d’effacement des visages est constant, nous l’avons vu : il n’y a que les « on » et la Règle, l’objectivité froide d’un texte à faire lire et relire obstinément, une sorte de filtre pré-évangélique, pour qu’il n’y ait aucun risque de séduction.
L’abbé et les frères s’effacent pour mettre le novice face à la béance de Dieu. C’est le ressort même de toute médiation chrétienne, c’est ce que fait le Christ pour faire connaître le Père, il consent à s’anéantir ; « venez et vous verrez », ils n’auront à voir qu’une kénôse, un anéantissement !
Dans la communauté bénédictine, les frères ne sont pas là pour prendre ou tenir une place : « tiens, je vais être pour toi la voie du salut, je vais te conduire à Dieu ! »
Non ! Le frère qui accueille un novice ne doit pas lui cacher que son rôle est presque totalement négatif, passif : « si je pouvais, je m’effacerais complètement pour te laisser seul face à Dieu ! Mais je ne suis pas transparent, j’encombre ; sache pourtant que cet encombrement te purifiera, car je serai le pauvre que tu secourras, le malade que tu soigneras, le pécheur que tu auras à supporter et à aimer, et ainsi, tu pourras t’approcher du Christ ! »
C’est la formidable loi du détour.
On ne peut aller à Dieu en ligne droite.
On ne peut voir Dieu face à face.
Mais on peut le connaître par la foi, par un détour. Moïse fait un détour pour voir le buisson qui ne se consume pas.
Le détour par excellence est le frère, le prochain. Le novice va découvrir cela, mais personne ne peut le forcer à ce détour, on ne peut au départ que lui montrer le vide au bout du plongeoir : « saute si tu peux ! ». C’est à lui de proposer « ben, je préfèrerais qu’on y aille ensemble ! – Bon, alors on va voir ce qu’on peut faire ! »


profession, oblation : l’initiative de répondre


J’ai souligné la fréquence des tours passifs depuis le début du chapitre : le novice ne fait que subir, se soumettre, face à une présence presque toujours impersonnelle.
Avec la promesse (v.9.14.17), le novice passe à l’acte. Il devient l’acteur, le sujet de verbes actifs.
Or il le fait coram omnibus et coram Deo et sanctis ejus, « en présence de tous » et « en présence de Dieu et ses saints. » –c’est la même préposition, coram, « devant, en présence de ». Le chercheur de Dieu reconnaît Dieu présent à travers les médiations, si rébarbatives qu’elles soient.
Il va donc être reçu à la fois par la communauté et par Dieu. Là encore le verbe utilisé est commun, suscipere / suscipe ; c’est une seule et même « réception » à double entrée : le Seigneur me reçoit, la communauté me reçoit.
Dans la promesse, l’acteur, le sujet se montre actif à la fois à l’écrit et à l’oral :
-à l’écrit, il agit « de sa main » (bis) soit qu’il écrive toute la charte, soit seulement la signature, s’il est illettré, mais alors il aura eu à faire lui-même la demande à un autre frère, précise Benoît ;
-à l’oral, il chante le verset du Suscipe ; très précisément il entonne, litt. il « commence », incipiat, il prend l’initiative.
Et là, que se passe-t-il ?
Notre connaissance du rite fait passer pour évidence ce dont il conviendrait de s’étonner.
La communauté REPOND par la triple répétition du même verset.
L’initiative du novice est couronnée par la triple réponse communautaire.
Mais ce verset de promesse n’est pas n’importe quel verset : suscipe me, Domine, secundum eloquium tuum… « selon ta parole » ; l’initiative du candidat s’explicite elle-même comme étant seconde, REPONSE à l’initiative divine. Dieu a parlé le premier, Dieu a appelé. Cet appel ne se dévoile en plénitude que dans la réponse qu’un homme ou une femme lui fait au sein d’une communauté de répondants.
Nous sommes tous des REPONDANTS, répondant à Dieu et répondants de ses frères, et chacun ne peut répondre qu’en témoignant devant les autres de ce Dieu qui appelle chacun, qui prend l’initiative et auquel nul ne peut se substituer. C’est pourquoi la communauté AJOUTE le Gloria… Toute notre louange, notre doxologie est de l’ordre de cet ajout à la confession unique, profession unique : c’est Lui qui a agi le premier.Il nous a aimés le premier.

frère David