RB 54-55 Cadeaux et vêtements Recevoir, avoir, posséder

RB 54 et 55 Cadeaux et vêtements

On peut être surpris de voir associés ces deux chapitres à première vue bien différents : d’un côté les courriers et petits cadeaux reçus des hôtes (ch.54) et de l’autre le vestiaire et la literie du moine (ch.55).
C’est que, des deux côtés, il est question de propriété, de s’approprier ou non ce qui est mis à notre disposition. Benoît a déjà légiféré, dans les ch. 32-34, sur l’esprit de propriété, qualifié de « vice détestable », lequel doit être absolument retranché de l’esprit monastique bénédictin. Il y revient donc en explorant deux domaines bien précis où la tentation de s’approprier peut être forte.

RB 54 Le don qui se redonne


Le chapitre précédent (ch.53, les hôtes) nous disait que la vie est une surprise ; mais Benoît nous fait marquer un temps de recul dans l’accueil de la surprise : l’hôte qui arrive est d’abord conduit à la prière, l’hôte rencontré sur le chemin doit être salué humblement et congédié si l’on n’a pas mission de lui parler. L’hôte est bien le Christ, cadeau des cadeaux, mais pourtant il n’est surtout pas question de lui sauter dessus ! Pourquoi ?
Ici, de la même façon, le cadeau s’accompagne d’un moment premier de recul : je renonce à m’emparer en direct de ce qui m’est donné, je fais un détour par l’autre, ici l’abbé ; s’il me dit « oui, c’est pour toi ! », alors, très bien, double joie ! Mais Benoît m’ordonne clairement de commencer par redonner immédiatement le don reçu. Pourquoi ?
J’emprunte la réponse au philosophe Jean-Luc Marion : c’est ce qu’il appelle joliment la « redondance » du don de Dieu :
« Le don ne se reçoit que pour être, à nouveau, donné…
Le don ne peut se recevoir que s’il se donne, sinon il cesserait de mériter son nom…
Recevoir le don de Dieu, comme don, exige de l’homme qu’immédiatement, lui-même accueille le don dans son essence comme acte donateur…
Recevoir le don revient à recevoir l’acte donateur, car Dieu ne donne rien que le mouvement d’infinie kénôse de la charité, c’est-à-dire tout…
Recevoir le don et le donner se confondent en une seule et même opération, la redondance. Seul le don du don peut recevoir le don, sans se l’approprier et le détruire, en une simple possession. »
(Jean-Luc Marion, L’Idole et la distance, Paris, 1977, p.211-212)
Magnifique approfondissement de la grâce, de Dieu qui ne sait donner que lui-même, c’est-à-dire « la charité, c’est-à-dire tout », son mouvement même qui le pousse à se donner sans cesse.
La vie donnée par Dieu, si je la reçois vraiment, la vie reçue par moi, est l’impulsion même qui me fait entrer dans le mouvement de donner ma vie.

De la grâce des relations au danger des relations « gratifiantes »


Le chapitre traite des PETITS cadeaux reçus des familles, des hôtes, des proches.
Benoît est intraitable sur le PETIT, car rien n’est insignifiant.
Comme s’il avait deviné qu’un jour, sur une clé USB ou un petit CD discret reçu dans une enveloppe, ou un petit clic, on pourrait recevoir des milliers de photos… Comme s’il avait deviné qu’un jour, des familles très bien intentionnées pourraient proposer à un moine de lui offrir un téléphone portable, « pour que tu puisses nous appeler discrètement, à nos frais ! », et maintenant sur un téléphone portable, on peut avoir Internet à toute heure, toutes les messageries du monde, la planète à disposition.
Au fond, le cadeau d’une clé : c’est tout petit, une clé, mais cela peut être la clé des champs, d’un ailleurs illimité.
Toute la cohérence d’une vie de moine repose sur le consentement à des LIMITES. Parce que tant que la limite n’est pas posée, le vagabondage spirituel n’a aucune raison de cesser : pourquoi m’intéresser davantage à mes frères ici et essayer de les aimer ici, si j’ai la possibilité d’entretenir des relations beaucoup plus intéressantes ailleurs, dehors, ce qu’on appelle justement des relations « gratifiantes », c’est-à-dire des relations qui sont des cadeaux, qui font des cadeaux ?
Les limites d’un monastère au Moyen-âge nous paraissent étroites, et pourtant nous voyons saint Benoît délimiter très précisément toutes les petites échappées possibles, ces relations avec les hôtes, les courriers reçus, la porte, les sorties…
Aujourd’hui, il importe de ne pas perdre de vue ce rapport aux limites, alors même que la technologie essaie de nous faire croire à leur abolition. Le moine ne rêve pas le monde en surfant dessus, en surface, il veut l’expérimenter en profondeur, il a choisi le laboratoire de la relation.
Ces limites posées à la vie du moine (mais c’est aisément transposable dans le cadre d’une famille) nous contraignent à l’expérience vraie. Comme pour certaines expériences chimiques, une certaine pression est nécessaire, faute de quoi la dilution empêche la cristallisation, la réaction.
Marguerite Yourcenar écrit : « Il n’est pas difficile de nourrir des pensées admirables lorsque les étoiles sont présentes. Il est plus difficile de les garder intactes dans la petitesse des journées ; il est plus difficile d’être devant les autres ce que nous sommes devant Dieu. » (Alexis, p.65)
Le moine ne récuse pas ses limites, il en fait au contraire les conditions mêmes de l’expérience de Dieu.

Partage et transparence


A première vue, ce filtre du courrier et des relations extérieures semble indigne de notre époque éclairée : nous sommes des adultes.
Mais la Règle n’a pas été écrite pour des enfants et des imbéciles, pas plus que l’Evangile.
Qu’est-ce qui est en jeu dans ce chapitre ?
Quelque chose qui nous paraîtrait tout naturel s’il s’agissait de la vie d’un couple ou d’une famille, à savoir que la relation privilégiée, préférentielle, qui constitue un couple ou une famille, se marque nécessairement par le PARTAGE de ce qui est reçu de l’extérieur, et par une vraie TRANSPARENCE des époux au regard des relations affectives extérieures. C’est l’expression même de l’amour qui lie les personnes entre elles. Faute de quoi le couple est menacé dans son existence même.
Est-ce que ce qui va de soi pour un foyer a la même évidence pour une communauté ?
La communauté monastique n’est pas simplement la résidence commune et bien administrée d’un groupe de vieux garçons pieux et égoïstes. Cela, Benoît l’a exclu dès le départ en le décrivant comme la vie des sarabaïtes.
Non, la communauté monastique a cette force d’un lien qui met en jeu une préférence, un amour, et dès lors un partage et une transparence.
Du côté du PARTAGE, il n’y a aucun péril à jouer le jeu à fond, tout « modernes et adultes » que nous soyons, il y a seulement la résistance naturelle de notre égoïsme, qui pousse chacun à faire de la rétention, à se garder ceci ou cela, tel ou tel cadeau, vêtement, objet, livre, bonbons ; à chacun d’être ici lucide et vrai.
Du côté de la TRANSPARENCE, reconnaissons que la transparence totale est une illusion, et qu’un excès de transparence imposée peut être le fait d’une tyrannie. Soulignons bien le mouvement que Benoît décrit, à savoir que c’est le frère qui a reçu un cadeau ou une lettre qui prend l’initiative d’informer et de demander autorisation. L’abbé n’a pas à soupçonner quiconque d’entretenir des relations extérieures fautives, soit excessives par l’importance qu’elles prennent, soit en porte-à-faux monastiquement parlant. Mais la contrepartie de cette confiance, de ce refus du soupçon, est l’ouverture du cœur, le fait de jouer le jeu et de parler de ces relations extérieures quand elles se mettent à prendre un peu beaucoup ou trop de place.


RB 55 L’habit, l’habitat, les habitudes


A première vue une législation de l’adaptation, de la convenance, des circonstances, avec toujours le même souci bénédictin, la mesure, ce qui suffit, ni plus ni moins, ni trop court ni trop long…
Mais le chapitre est placé après les cadeaux « personnels », dont Benoît vient de montrer qu’au monastère, ils ne sont justement pas PERSONNELS ; en parlant de la literie, Benoît va de nouveau pointer sur cette dimension, le « vice de la propriété personnelle ».
Le vêtement est par certains côtés le comble du PERSONNEL, ce qui par force nous « colle à la peau ».
Voici une histoire hassidique qui l’illustre bien :
« Rabbi Mendel de Kotszk parlait d’un rabbi fameux : ‘celui-là, c’est un tsaddik en pelisse !’ Comme on lui demandait ce qu’il voulait dire par là, il déclara : ‘Eh bien, quand vient l’hiver, il y a celui qui s’achète une pelisse de fourrure et il y a celui qui s’achète du bois. La différence ? c’est que l’un ne veut de chaleur que pour soi seul tandis que l’autre veut aussi réchauffer autrui. »
Voilà sans doute pourquoi le geste de saint Martin à Amiens partageant son manteau est un symbole si fort de la charité.
Au monastère, le vêtement n’a rien de caractéristique sauf justement ceci : de n’être pas PERSONNEL ; on le reçoit, on le rend, on le lave pour les rendre à l’usage COMMUN. Et cela fait une différence marquante avec l’usage mondain du vêtement, qui est le support de tous les marquages individuels possibles.
La tradition de l’habit religieux se réduit à cette désappropriation, mais c’est essentiel, au-delà du caractère formel, trace inévitable d’une époque et d’un lieu, folklorique et un peu ridicule.
Par le conformisme de l’uniforme religieux, je me démarque du conformisme caméléon, qui est de faire « comme tout le monde » en ayant MES affaires A MOI ; je porte un habit signifiant, qui dit haut et fort que j’appartiens à un corps plus grand que moi.
De ce fait, mon habit ne dit rien de moi, il est « emprunté », prêté, il dit ma condition de pauvre vis-à-vis du grand corps qui me le met sur le dos. Cette désappropriation du vêtement sera ritualisée au §58 comme le signe même de la profession et de l’appartenance communautaire.
Il ne nous reste qu’à HABITER chacun ce signe de la désappropriation, à en faire une réalité, un « habitus », une manière d’être.
L’habit est, comme le mot le dit, le tout premier « avoir » humain (habere), un avoir primordial, ma première habitation, ma première coquille, et ma première habitude : être vêtu… Ce n’est pas pour rien que Benoît y consacre un très long chapitre (22 versets) : ainsi le moine entend ne pas « décoller » du réel.
L’examen des lits nous fait sourire ; en l’absence de cellule personnelle, c’est le dernier espace privé qui restait au moine de l’époque.
Avec le passage de l’habit au lit, c’est-à-dire de l’habit à l’habitat, un habitat qui ressemble un peu encore à une niche, Benoît exprime cette continuité que disent les mots : habit, habitat, habitation, et le rapport profond qu’ont ces réalités avec l’avoir (habere), la possession, la propriété.
Et, par un juste retour des choses, ce terme de « propriété » peut désigner aujourd’hui un espace foncier ou une maison, appelant la redondance de « propriété privée ».
Au monastère, le caractère privé du lit s’est transféré sur la cellule, devenue l’espace privé de chaque frère.

La citation des Actes des Apôtres « on donnait à chacun selon ses besoins » (cf Ac 2,45 et 4,35) confirme s’il est besoin la visée de ce chapitre, qui n’est pas d’abord pratico-pratique, même si saint Benoît entre largement dans les détails, mais spirituelle.
Il s’agit de vivre la vie nouvelle selon l’Esprit Saint, la vie en « Eglise », la vie d’un corps nouveau, une vie de communion, où « nul ne prétend rien posséder en propre mais où on l’on met tout en commun. » Programme extraordinaire !
On sait comment nous sommes tentés de juger ces descriptions de la première communauté de Jérusalem : une « vue de l’esprit » !
Soit ! mais alors au sens très fort : c’est bien une vue de « l’Esprit », qui, de fait, a inspiré à peu près tout ce qui s’est fait de mieux ensuite dans l’Eglise.
C’est à cause de cela que la vie monastique aux origines fut dénommée « vie apostolique » ; le monachisme bénédictin prend au sérieux l’appel de l’Esprit Saint. Tous nos efforts pour garder vivante et concrète la non-propriété et la vie de communion aujourd’hui valent la peine.

frère David