Aujourd’hui, cette nuit, ici à En Calcat, c’est Noël, la naissance de Jésus. S’il était né seulement à Bethléem il y a deux mille ans, on n’en parlerait plus depuis longtemps ! Mais non, ce Jésus, c’est « l’Emmanuel », Dieu-avec-nous jusqu’à la fin du monde, et c’est pourquoi il naît encore aujourd’hui. Par le mystère de la liturgie, nous nous rendons présents à ce qui est éternel, et la naissance du Fils, du Verbe, est justement quelque chose d’éternel. D’accord, c’est un peu fort ! Mais si ce n’est pas fort, c’est pas la peine non plus ! Donc, est-ce que nous sommes prêts pour accueillir cette naissance ? Par rapport à cette nuit de Bethléem il y a deux mille ans, qu’est-ce qui a changé ?
Des « César », des gouverneurs, il y en a encore, tant et plus ; des recensements, il y en a encore, et même beaucoup plus : nous passons notre temps à aller nous faire inscrire, recenser, comptabiliser, code-barrer ; c’est de plus en plus souvent qu’il faut s’identifier, donner son numéro d’adhérent, et parfois le recensement tombe aussitôt : « bravo, vous êtes le 30.000° visiteur de notre site, vous avez gagné un cadeau, vite, identifiez-vous ! » Notre monde est devenu de plus en plus un monde du comptage et de l’identification, du recensement, de la statistique. Le filet s’est si bien resserré que personne ne peut plus y échapper.
Alors, par rapport à cette nuit de Bethléem il y a deux mille ans, qu’est-ce qui a changé ?
L’Ange du Seigneur et la troupe céleste innombrable ne sont plus là ! La grande symphonie des anges devant les bergers s’est tue. Qu’est-ce qu’ils disaient, les anges ?
Ils disaient LA Bonne Nouvelle, une bonne nouvelle à vrai dire incroyable, celle qu’ils nous ont rapportée : le Sauveur, le Christ, le Seigneur ? Eh bien, c’est un petit bébé emmaillotté dans une mangeoire ! Le Tout-Puissant que vous attendiez est un tout petit parfaitement impuissant ! Voilà, je l’ai dit, c’est ça la Bonne Nouvelle, tenez-le vous le pour dit, braves gens : le Tout-Puissant s’est fait tout-petit-impuissant ! Même plus besoin d’avoir peur, braves gens, ne craignez plus ! Soyez en paix !…
–Ah ben ça alors, ça ne va pas du tout ! C’est pas du tout ce qu’on attendait. Nous, on attendait le Tout-Puissant le Vrai, pour de vrai pour de bon ! Alors, le coup des anges, c’est un peu comme une illumination splendide, le début d’une grande affaire, roulement de tambour, trompettes d’argent, et puis PAF ! court-circuit, tout s’éteint et la musique part en quenouille… « zoyeux Nouël !!! »
Frères et sœurs, toute cette Bonne Nouvelle, tout l’Evangile s’est dit dans le temps d’un éclair, d’un flash, et la nuit a repris ses droits, et le bruit incessant des recensements du monde a repris sa tournée, son tournis, son vacarme, sa rumeur multiforme. Et Joseph et Marie et Jésus sont revenus à leur parfaite obscurité, à leur parfait incognito pour longtemps …
Pour longtemps ? Pour trente ans ! Et le même Evangile s’est à nouveau décliné dans l’histoire de ce Jésus, qui a suscité tant d’espoirs, une espérance inouïe, qui a fait des miracles, des merveilles, une grande lumière sur le pays de l’ombre, et puis qui, presque aussitôt, est mort crucifié, lamentablement ; nouveau court-circuit, déception…
Seulement là, il s’est passé quelque chose, d’imprévu, d’inouï, que les témoins n’ont jamais pu oublier : il est ressuscité ! Et dès lors, cette lumière, la lumière pascale, n’a plus jamais faibli.
Frères et sœurs, la révélation de la Lumière éternelle, la révélation du vrai Dieu ne s’impose pas comme un soleil inaltérable, elle surgit comme une étoile filante, une petite flamme dans la nuit. C’est à nous qu’il revient d’y prêter attention, de ne pas nous laisser aveugler par les soleils, d’ouvrir les yeux dans la nuit, et de regarder avec attention, avec amour, ce qui est faible, ce qui est tout petit : ne serait-ce pas la promesse ? Ce bébé, cet enfant de pauvre qui n’a pas trouvé place à la maternité, serait-il l’Enfant de Dieu, le Promis, le Sauveur ?
C’est la raison pour laquelle l’Eglise nous invite à Pâques et à Noël à venir célébrer la messe la nuit. La foi la plus profonde, la plus engagée, ne dispense pas du mystère, au contraire ! La foi qui s’approfondit est comme le ciel la nuit : à mesure que vous habituez vos yeux à l’obscurité, les étoiles apparaissent, d’abord quelques-unes, bien repérables, et puis de plus en plus, de plus en plus, jusqu’au nuage de la Voie lactée, une infinité d’étoiles, innombrables, défiant tout recensement. Le mystère chrétien s’approfondit de la même façon, procurant une joie comparable, la joie de l’enfant qui découvre le monde, un monde immense, sans mesure, plein de signes d’espérance pour qui sait regarder.
Frères et sœurs, pour vous, pour moi, le regard de la Bonne Nouvelle, le regard évangélique ne peut plus être celui qui objective, qui compte les personnes comme des objets, mais celui qui reconnaît la promesse dans la nuit, qui sait reconnaître la liberté naissante dans sa vie et dans celle des autres à tout moment, même le plus obscur, parce que nous sommes enfants de Dieu, parce que Dieu est avec nous, Emmanuel, jusqu’à la fin du monde. Amen.
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE