Ch.6: Apprendre à se taire …pour écouter vraiment

Pourquoi se taire?

Le mot-titre du chapitre, taciturnitas, est difficile à traduire, d’autant qu’il revient dans le cours du texte : l’amour du silence, peut-être le goût du silence, la disposition au silence.
Mais il y a une différence entre « se taire », tacere, et « être silencieux », silere, comme entre le moyen et la fin. Pour devenir silencieux, il faut commencer par apprendre à se taire, comme il faut obéir sans délai pour devenir obéissant, et consentir aux humiliations pour devenir humble.
Donc, taciturnitas, la disposition à se taire, apprendre à se taire.
Apprendre à se taire à bon escient est une discipline très active : deux écueils, le bavardage d’un côté, le mutisme de l’autre.
Madeleine Delbrêl le dit : « Sans cesse nous oscillons entre un mutisme qui abîme la charité et une explosion de paroles qui déborde la vérité. »
Si je me tais parce que je suis tout seul sur mon lieu de travail, cela n’est pas un témoignage extraordinaire. Sauf cette discipline préalable d’avoir su faire taire d’abord les bruits de fond, la radio, la musique d’ambiance.
Dans des lieux partagés comme sont les nôtres, le silence est aussi un respect. Je me tais au monastère parce que je ne suis pas chez moi, même dans mon « emploi ». Le fait de parler fort quelque part est une prise de possession du lieu. Même quand le lieu est fait pour la parole, le niveau sonore reste déterminant.
Mais c’est le silence-avec qui est expressif d’une transcendance, et ainsi certaine qualité de silence à l’office, à la messe (dimanche).

Le fait que savoir se taire est très important (v.3) nous est montré encore par la place de ce chapitre, entre l’obéissance et l’humilité.
Se taire dans l’exercice de l’obéissance permet d’échapper à la tentation du murmure.
Se taire est aussi une préparation à l’humilité : il y a antagonisme évident entre humilité et grand discours. Avoir le DERNIER MOT est la suprême tentation de l’orgueil.
L’unique horizon de cet apprentissage est une obéissance à la Parole par excellence, le Verbe crucifié, une humilité devant la Parole, une adoration de la Parole.
Nous dépouiller de tout l’inutile, de l’insignifiant. Etty Hillesum dit cela, comme tous les spirituels de toutes les religions :
« Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d’expression. »
La Parole est en nous la trace du divin, elle ne nous appartient pas, jamais. Le moine bénédictin le sait.
S’exercer à se taire, c’est laisser à la Source la possibilité de chanter plus justement à travers nous.


Trois versets (VI, 6-8).


Saint Benoît explicite d’abord la raison fondamentale de la disposition à se taire, à savoir le fait d’écouter, écouter mieux l’autre, le Maître intérieur.
Mais aussi, et c’est un verset propre à saint Benoît, apprendre à mieux parler : si l’on a quelque chose à demander au supérieur… apparaît alors aussitôt une allusion aux deux chapitres qui encadrent celui-ci : on le fera en toute humilité et soumission. Lien interne des trois attitudes : obéissance, silence, humilité, au même service d’une parole juste.

Dernier verset : saint Benoît persiste dans sa méfiance vis-à-vis du rire.
Le rire est quelque chose d’éminemment incontrôlé, un ECLAT de rire, un FOU-rire : ça sort comme ça, un jaillissement, une cataracte, voire un torrent. Dans la parole, il y a toujours quelque chose de l’ordre du flot, du flux, de l’écoulement, et le problème essentiel est la maîtrise du robinet.
Pour garder l’image du robinet, je dirais que, selon les tempéraments, il y a des boutons-poussoirs (à peine vous appuyez, ça sort, comme une chasse d’eau ; le rire est de cette espèce-là), il y a des vannes quart de tour, qui ouvrent et qui ferment au doigt et à l’œil, et puis toutes sortes de robinets à vis, jusqu’à ces grosses vannes de la chaufferie, serrées à fond et souvent bloquées, où il faut plusieurs minutes et énormément d’énergie pour passer de ouvert à fermé et vice-versa ; comme quelqu’un qui prend rarement la parole et paraît silencieux, mais quand ça démarre, on ne peut plus l’arrêter.
La capacité de se taire, de s’arrêter, de s’interrompre, est une expression de notre liberté ; dans les paroles qui me passent par la tête, il me faut constamment choisir.
Je ne suis pas un haut-parleur de mes pensées ; entre les deux il y a un filtre, ma liberté, ma capacité de choisir, la vanne qui ouvre ou qui ferme. Eh bien cette vanne, plus on l’exerce, plus elle est souple et docile ; moins on l’exerce, plus elle se grippe et se rouille. Quand c’est complètement grippé, on en arrive à ne plus pouvoir ouvrir la bouche au chœur, au moment de la prière commune, le contre-sens total pour un moine. Le silence apparent se révèle alors être un mutisme, un non-dit, le contraire d’une parole.
Je crois que saint Benoît nous propose de travailler sur l’acte de se taire pour nous apprendre la souplesse, la docilité, la mobilité de la parole selon l’Esprit Saint, obéissance et humilité.


Entre obéissance et humilité, une troisième vertu, une troisième force, la taciturnitas, « apprendre à se taire ».
Cette force, cette discipline personnelle active, n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’ ‘amour du silence’ qui n’est en rien une force mais plutôt un handicap, en fait notre allergie au bruit des autres.

Une douzaine de mots du registre de la « parole » en huit versets : cette vertu qui consiste à se taire ne concerne que ma parole à moi.

« Rabbi Mendel de Worki et Rabbi Eleazar, petit-fils du Maggid de Kosnitz, se rencontrèrent un jour. Sans témoins, ils gagnèrent la chambre, s’y assirent l’un en face de l’autre et se turent, une heure durant. Puis ils laissèrent entrer les autres : « Nous avons fini », expliqua Rabbi Mendel. » (Martin Buber, Récits hassidiques)
Ces deux hassidim, c’est nous les moines, dans un monde bruissant de communications en tous sens et malade de ne plus savoir se taire avec, ni se taire tout seul.
Ce monde bruissant de paroles en tous sens, où les téléphones portables, la radio, la télé, les journaux, ne peuvent plus s’arrêter, reproduit dehors le capharnaüm qu’on a dedans, le monde des pensées sans consistance qui vont à toute allure à l’autre bout du monde en vous laissant perpétuellement planté sur le quai.
Si vous aimez le bruit de vos pensées, si vous croyez vraiment que les solutions sont cachées dedans, qu’il suffit d’y plonger pour s’en sortir, se taire n’a aucun sens, la vie monastique n’a aucun sens.
Se taire n’a de sens que parce que Dieu parle et donne ainsi un sens au monde ; c’est pour apprendre à écouter vraiment que nous apprenons à nous taire.
Vous connaissez peut-être aussi la belle phrase de Rilke dans une lettre à l’un de ses amis : « Je ne sais plus de quoi nous nous taisions ensemble. » !
L’obéissance est une écoute, se taire est une écoute, l’humilité est une écoute.
Et pour écouter vraiment, il nous faut, selon la géniale expression de Péguy, « être sur ses mégardes ».
A la fois intensité maximale de la vigilance, et intensité maximale de l’ouverture et de la disponibilité : « être sur ses mégardes ».
frère David