Un jour en fin d’après-midi, c’était les vacances d’été, les enfants sont revenus à la maison avec un chien, un chien perdu, ou plus vraisemblablement abandonné : sans collier, alors que l’on voyait bien clairement la marque sur son cou.
Il était beau, racé même, un petit berger gris avec de longs poils qui lui cachaient même les yeux. Que faire ? L’amener à la SPA ? Les enfants avaient déjà choisi pour nous : il fallait le garder. Bon ! Il allait mettre du piquant dans nos vacances. Mais que ferait-on à la rentrée ? Pas évident à Paris ! Joseph, notre petit dernier, a dit qu’il s’appellerait Mistigri. C’est plutôt un nom de chat, mais tout le monde a été d’accord, et Mistigri le premier, qui semblait tout à fait s’y reconnaître. Mistigri était quand même dans un triste état : combien de temps avait-il passé à errer ? D’où venait-il ? Il était très maigre et bourré de puces.
Première chose : éradiquer les puces. On avait la poudre ad hoc, puisque des puces, il y en avait pas mal ici, autrefois, quand nous étions jeunes : c’était le midi, ça faisait partie des vacances, et le gros fauteuil d’oncle Georges s’appelait le « pucier », parce que ses chiens s’y vautraient en l’absence du maître ! Oui, ça rappelait des souvenirs.
L’été passa très vite, et Mistigri fut bientôt le compagnon de tous les instants. En septembre, il faisait vraiment partie de la famille.
Quelques mois plus tard, arrivé à Paris, Mistigri tomba malade. Il semblait de plus en plus nerveux, ne mangeait plus, se grattait jusqu’au sang. Difficile de savoir d’où venait le mal. Le vétérinaire demanda une hygiène rigoureuse, et prescrivit des remèdes, par l’extérieur et par l’intérieur. On amena Mistigri chez Canich’toilette, on lui fit des beautés, des petits plats. Rien n’y faisait. Pauvre bête !
Joseph un soir, l’ayant pris dans ses bras, me le porta et dit : « Maman, j’ai compris, c’est les puces ! –Quoi, les puces, mon chéri ? –Eh ben Mistigri, tu te rappelles, il avait plein de puces quand il était pas malade ? –D’accord, Joseph, mais ça n’a rien à voir. Les puces, ça donne des tas de maladies. Au moyen-âge, tu vois, eh bien, les puces communiquaient la peste aux gens, parce qu’elles passaient des rats aux chiens, et des chiens aux hommes. C’est très dangereux, les puces ! – Oui, mais pour un chien, c’est bon les puces, et s’il n’en trouve pas quand il se gratte, il gratte encore plus, et ça devient infernal. C’est comme les bonbons pour Jessica : si elle n’en a pas chez elle, elle me chipe les miens, et si elle en trouve pas, elle devient folle. –Mon chéri, c’est pas comme ça que ça marche, la santé d’un chien. Mais ne t’inquiète pas, on va trouver un vétérinaire qui va trouver. »
On en trouva un qui trouva. Mistigri mourut. Il avait eu un virus.
Joseph pleura et commenta gravement : « Quand on chasse les puces, on attrape des virus. »
Depuis ce jour-là, Joseph fut pris d’une véritable passion : il se mit à élever des cafards, des mouches, toutes les petites bêtes qui tombaient sous sa main, au jardin, dans la maison…
Il est devenu entomologiste.
Il est venu me voir à l’EHPAD, dimanche dernier.
–Maman, je t’ai apporté un cadeau pour tes 90 ans.
Il m’avait apporté une boîte d’allumettes.
–Je peux ouvrir ? –Fais attention, c’est vivant dedans. –C’est quoi ? – C’est des puces ! –Quelle horreur ! Mais, Joseph, tu te moques de ta mère ! –Mais non, Maman : les puces, c’est la vie. Tu te rappelles Mistigri ? Il n’y a pas de vie pour les grands vivants si on ne respecte pas les petits vivants. Il n’y a qu’une Vie, qui nous dépasse tous, et qui prend soin de nous, si nous prenons soin d’Elle en veillant sur les plus petits, surtout les plus petits, d’abord les plus petits. C'est la vie minuscule qui a inventé la grande vie, et non pas l'inverse…
Nous les avons mises dans un bocal, avec un petit peu d’herbe, quelques brindilles, une noisette véreuse, trois hannetons… La nuit dernière, j’ai rêvé d’elles : elles étaient heureuses, elles avaient rencontré une souris.
Frère David, père abbé de l'Abbaye d'En Calcat
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE