RB 57 Les artisans entre l'hôte et le novice, un coq à l'âne?

un accueil progressif


La dernière fois, en mars, j’ai commenté l’accueil des postulants et le parcours du « noviciat » ; j’ai un peu développé le parallèle et la distinction entre l’hôte et le postulant, et la grande différence de traitement qui en résulte, suivant que la personne vient pour passer, en court séjour, ou pour rester… Et, entre les deux, il y a ce statut inconfortable qui est le vôtre, celui d’oblat, dont on ne sait pas trop bien quel accueil on doit leur réserver, selon qu’ils se conduisent comme des gens du dehors ou des gens du dedans !
Seulement, dans la Règle de saint Benoît comme dans celle du Maître, entre le ch.53, des hôtes, et le ch.58, des postulants, on ne trouve pas les « oblats », mais, après d’autres digressions, le chapitre 57, des « artisans ». Quelle est le lien, quelle est la logique ??
Il y a une première digression dont on voit assez bien la logique : comment à partir des hôtes, on peut passer aux cadeaux des hôtes et des proches (54), et par là aux vêtements (55), aux invitations (56), mais pour les artisans… quelle est la logique ?
Ce chapitre des artisans semble d’abord un coq-à-l’âne ou une erreur de classement dans le fichier.
Pas si sûr !
Quand on regarde la Règle du Maître, un peu antérieure à celle de Benoît, et qui lui fournit une grande part de ses matériaux, on se rend mieux compte du fait que les frontières de l’accueil sont très floues. Parce que c’est bien ainsi que ça se passe le plus souvent, de façon très floue ! Il y a des gens qui arrivent comme hôtes, et certains passent, et certains restent un peu plus longtemps, et certains s’incrustent… Alors le Maître instaure une mise en relation assez cadrée entre la durée d’un séjour et la participation au travail : plus on reste, plus on doit devenir corvéable ! En contrepartie, on est d’abord nourri, et puis, si l’on persévère, chaussé et habillé par le monastère. C’est la trilogie symbolique récurrente qui dit chez le Maître les besoins fondamentaux, outre le logement : « nourriture, chaussure et vêtement ».
L’évocation des fondamentaux économiques se termine par cette remarque : « on se contentera, en fait de travaux au monastère, des seuls métiers (artes) et du jardin. » (RM 86,27)

diversité des « artisans » : du besoin à l’excédent


Une petite enquête préalable s’impose alors : quels sont ces métiers (artes), qui sont ces « artisans » dans le contexte historique où fut rédigée la Règle ?
Les « artisans » sont au premier chef des boulangers, des cordonniers, des tisserands, répondant à ces besoins premiers : « nourriture, chaussure et vêtement »…
Mais pour ce qui est du logement, il y a les « artisans » du bâtiment, métiers de la pierre, du fer et du bois, lesquels, à cette époque sans électricité ni machines complexes, se chevauchent parfois les uns les autres : la terminologie biblique nous fait bien voir que le mot grec tektôn, « charpentier » (saint Joseph !), désigne en fait de façon vague un artisan du bâtiment, quelqu’un qui est habile de ses mains pour construire et aménager, un peu en tous domaines.
Quant à tous ces « métiers », la première précision que donne le Maître est également très éclairante pour comprendre le chapitre de saint Benoît : « quand un métier quelconque aura en excédent un objet fabriqué qui ne servira pas aux besoins du monastère ou aux eulogies (cadeaux) à envoyer, on s’informera du prix auquel les séculiers peuvent le vendre… » (RM 85,1-2)
Il s’agit très clairement d’une question d’excédent, les métiers en question étant d’abord et principalement ordonnés aux besoins directs de la vie DOMESTIQUE.
La vision économique est donc vraiment toute autre que la nôtre et elle n’est pas purement et simplement transposable. Nos emplois lucratifs ne relèvent de ce chapitre qu’avec une distance considérable. Car aucun de nos emplois lucratifs ne relève vraiment du BESOIN et de l’EXCEDENT.
En l’espace de quinze siècles, l’économie essentiellement familiale et domestique s’est complètement transformée, d’une part par l’introduction de l’argent à tous les niveaux d’échange, et d’autre part par la division du travail et une spécialisation de plus en plus sophistiquée dans la fabrication de produits de plus en plus élaborés.

Ananie et Sapphire : un accueil menteur


Dans le chapitre des vêtements (55) est apparue une citation des Actes des Apôtres : « on donnait à chacun selon ses besoins » (Ac 4,35) ; elle évoque la première communauté de Jérusalem, communauté idéale qui a toujours inspiré ceux qui voulaient revenir aux sources ; or dans le ch.58, des artisans, apparaît la suite de l’épisode des Actes et son illustration, Ananie et Sapphire (Ac 5, 1s) !
Ce fil rouge (que je pense être une vraie corde) atteste une continuité : l’allusion à Ananie et Sapphire sur la mise en commun des biens (et celle des talents gratifiants et fructueux) prend la suite de la citation des Actes relative à la désappropriation et aux besoins légitimes des frères.
Il s’agit bien de savoir quel type de communauté nous voulons être : en référence aux sommaires des Actes (Ac 2 et 4), voulons-nous, oui ou non, être une communauté d’évangile, portée par l’Esprit Saint ?
« on mettait tout en commun,
on donnait à chacun selon ses besoins,
on accueillait chaque jour ceux que Dieu appelait à rejoindre la communauté… »
Avec ce dernier point, on voit se dessiner la question de l’accueil des postulants, des nouveaux membres de la communauté, ce que sont effectivement ces fameux Ananie et Sapphire, dont la figure demeure comme un épouvantail salutaire pour notre vie de consacré.
La première conséquence est que, si je donne librement ma vie à Dieu, je n’ai absolument pas droit à la demi-mesure, pas le droit de rien me réserver ; l’attitude d’Ananie et Sapphire est un contre-sens mortel.
Mais du côté de la communauté qui accueille de nouveaux membres, il est également impératif de marquer une gratuité totale : la pureté d’intention communautaire est décisive en matière d’accueil : on n’accueillera pas un postulant pour ses talents, pour son savoir-faire, ou pour les biens qu’il apporterait à la communauté !
La communauté n’est littéralement pas « intéressée » par le postulant (l’artisan talentueux du ch.57), et cela doit transparaître clairement : s’il se croit « intéressant », on le laissera « crever » devant la porte, exactement comme Ananie et Sapphire.

Cet épisode des Actes fait partie de ces textes jugés si surprenants ou choquants qu’il ne fait même pas partie du lectionnaire de la messe ! On peut se demander si ce n’est pas que les chrétiens résistent encore et toujours à la conversion que propose ce récit, à cause, bien sûr, de son caractère outrancier, mais aussi sous la pression ambiante de l’attachement à l’argent, et parce qu’on a vite fait, en Eglise et en communauté, de baptiser « réalisme » ou « saine gestion » ce qu’on devrait plutôt appeler « conformisme » et parfois « compromissions » et même « avarice » et « calcul ».
Eh bien, réjouissons-nous de ce que ce texte appartient clairement au lectionnaire bénédictin, et qu’il nous impose là un non-conformisme radical que nous n’avons pas à relativiser
Les besoins communautaires ne justifient aucune espèce de fraude ou d’âpreté au gain.
Vrai en France comme à Rome et en Afrique.
Et ce chapitre pose la question du caractère gracieux ou non, gratuit ou intéressé, de tous nos échanges.

une communauté désintéressée


Une fois de plus, concernant le travail, la Règle s’inscrit en faux contre l’esprit qu’on prête à la vie bénédictine à travers une lecture superficielle de ce qui passe beaucoup plus tard pour en être la devise, ora et labora.
Il n’y a chez saint Benoît aucune apologie de l’art, de la technique, du savoir-faire et de la réussite, mais une claire mise en garde contre de faux absolus. La compétence d’un frère dans son emploi ne peut jamais relativiser sa quête spirituelle, encore moins justifier une dérive personnelle !
L’intérêt communautaire ne peut pas non plus justifier la mise en péril spirituel d’un frère. La communauté a pour fonction d’aider des personnes à faire leur salut personnel et non pas de se faire vivre elle-même en sacrifiant les personnes. La communauté en tant que telle n’a pas les promesses de la vie éternelle !
Saint Benoît a traité du vice de la propriété personnelle, il élargit ici son propos pour mettre en garde la communauté en tant que telle contre une avarice communautaire, qui deviendrait exploitation des talents des frères ou recherche proprement lucrative.
Pour parer à ce dernier risque, saint Benoît préconise de vendre moins cher que les concurrents. Baisser les prix, c’est lutter de soi-même contre les fausses valeurs.
La tentation de la réussite, selon les tempéraments de chacun, prend naturellement deux formes : la recherche du résultat QUALITATIF, l’excellence, le perfectionnisme, ou bien la recherche du résultat QUANTITATIF, chiffré, sonnant et trébuchant.
Des deux côtés, c’est une tentation qui éloigne le moine du cœur de la vie qu’il a choisie, à savoir une recherche de Dieu, au-delà de ces faux absolus auxquels notre monde, comme déjà celui de saint Benoît, sacrifie suffisamment.
« Pour qu’en toutes choses, Dieu soit glorifié », nous n’avons pas d’autre moyen que le désintéressement, le renoncement à toute avarice, à toute âpreté au gain.
frère David