Ch 39-40 La mesure, le propre de l'homme Un peu plus d'humanité encore

RB 39-40 De la mesure dans la nourriture et la boisson

Après le cellérier, le frère par excellence responsable de la vie matérielle et celui qui invite tous les frères à la responsabilité, saint Benoît a traité des biens « subsistants » du monastère, les outils, les objets, puis est venu le domaine de ce qui ne subsiste pas parce que cela s’abîme, le consommable !
Avant les vêtements qui s’usent, il y a d’abord le monde de la nourriture, qui dans la Règle, se limite au repas pris en commun. Le simple repas transforme un besoin individuel incontournable en un échange de services et un partage, il transforme une réalité biologique, animale et prosaïque, en un lieu de communion, rien de moins ; et c’est pourquoi saint Benoît proscrit absolument toute nourriture en-dehors du repas commun.
Hors du monastère, il n’est pas sûr que nous prenions conscience aussi vivement de l’enjeu qui se trouve caché dans ce partage si banal du repas, un enjeu d’humanité venu du fond des âges. Une déshumanisation insidieuse commence peut-être effectivement avec le grignotage individuel.
Dès lors qu’il n’y a pas de nourriture prise hors des repas, la question de la mesure se fait plus pressante, et Benoît y consacre deux chapitres, l’un pour la nourriture (§39), l’autre pour la boisson (§40).

Une sentence d’abba Poemen est en ce domaine comme la note fondamentale de toute la tradition monastique : panta ta ametra ek tou diabolou, « tout ce qui est sans mesure vient du diable ».

Ce qui suffit et le superflu


Le premier mot du chapitre 39 est sufficere, « suffire », « nous croyons qu’il suffit pour le repas… » ; le mot revient trois fois dans les quatre premiers versets, et l’on aura ensuite trois fois le mot crapula, « l’excès ».
Mais le législateur ne veut pas tomber lui-même dans le défaut qu’il combat : il légifère donc avec mesure. Saint Benoît montre ici encore son équilibre, sa sagesse, qui allie simplicité et souplesse ; pour inviter chaque moine ensuite à faire lui-même preuve de simplicité et de souplesse, de sagesse, de mesure.

En matière d’alimentation, la MESURE est à trouver des deux côtés, du côté communautaire –c’est l’affaire des cuisiniers–, et également du côté personnel ; la première ne dispense pas de l’autre, ce serait renoncer à l’exercice de son humanité.
Du côté personnel, le piège ne me semble pas tant la DEMESURE, que mon organisme me fait payer d’une façon ou d’une autre, que la MESURE FAUSSE, la balance faussée, celle qui se calque sur l’autre, sur la comparaison, sur la jalousie, au lieu de s’initier à la grâce, qui est personnelle, propre à chacun, comme Benoît le rappellera au chapitre suivant en citant saint Paul : « chacun tient de Dieu un don qui lui est propre, l’un celui-ci, l’autre celui-là. » (1Co7,7).
Si le plat est limité, et l’on peut penser qu’à l’époque de saint Benoît, en l’absence de frigos et de congélateurs, cette limite était beaucoup plus contraignante que maintenant, à cause du risque de perte, si le plat est limité, c’est pour exercer MA mesure, pour que chacun ‘donne sa mesure’, la mesure de mon avidité, de ma charité, de ma patience, de mon impatience, la mesure de ma justice et de mon amour.
La référence insistante de la Règle à Ac 2-4, « chacun selon SES besoins » et par là à la première communauté de Jérusalem, nous invite à relier encore ce thème des besoins à celui de l’unité communautaire, de la COMMUNION fraternelle.

L’on avait trois fois le verbe sufficere, « suffire » dans la première partie du chapitre, on a trois fois dans la seconde le mot crapula, non pas « la crapule » ; mais « l’excès » ; la traduction n’est pas très expressive ; le mot latin est calqué d’un mot grec d’origine populaire, qui désigne « la grosse bouffe » ; on pourrait traduire ici « la goinfrerie » ; ce mot nous vient par l’évangile, que cite saint Benoît (Lc 21,34) : « veillez à ce que vos cœurs ne s’alourdissent par la goinfrerie et l’ivrognerie. » . Le contexte est celui de la vigilance et des catastrophes annonciatrices du Jour du Seigneur.
L’enjeu est clairement annoncé : que vos cœurs ne s’alourdissent pas. Il s’agit de garder le cœur libre, léger ; il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger. L’estomac n’est pas le but ni le centre, il reste orienté vers le cœur ; c’est cette priorité qu’il s’agit de sauver, parce qu’elle fonde notre choix de vie, chercher Dieu, attendre Dieu, être vigilants.
C’est tout l’objet de l’ascèse de permettre au désir de s’exprimer, de se purifier. Pour saint Benoît, loin des exercices extraordinaires, l’ascèse réside dans la mesure. Il n’est pas loin de la sagesse la plus traditionnelle, à preuve cet apophtegme d’abba Poemen, encore :
« Abba Joseph interrogea abba Poemen : « comment faut-il jeûner ? » Abba Poemen lui dit : « pour ma part, je préfère que celui qui mange chaque jour mange peu afin de ne pas se goinfrer. » Abba Joseph lui dit : « quand tu étais plus jeune, ne jeûnais-tu pas deux jours de suite, abba ? » Et le vieillard dit : « en vérité, même trois jours, et quatre, et toute la semaine. Et tout cela,les Pères l’éprouvèrent comme ils en étaient capables ; et ils trouvèrent préférable de manger chaque jour, mais en petite quantité ; et ils nous livrèrent la voie royale, qui est légère. »
Cette voie royale, qui est légère, est donc placée sous le signe de la modération.
Si l’on doit accepter la limite et la mesure, c’est qu’il s’agit là d’un véritable chiffre de l’homme, être de mesure, être confronté à la mesure, et qui a entrepris depuis longtemps de tout mesurer, de tout compter et peser…


Egarement de l’homme : le mesureur mesuré


« Une ancienne tradition anglaise rapporte que le yard, unité de mesure, aurait jadis été déterminé par un roi qui, apprenant qu’une commission d’experts cherchait un étalon de longueur, écarta les bras et déclara : « Prenez la distance depuis le milieu de la poitrine jusqu’au bout des doigts », fixant ainsi la base du nouveau système. En fait, le pied, le pouce, la coudée, la brasse, évoquent le souvenir d’une pareille référence anthropologique des systèmes de mesure, vérifiant ainsi le mot, pourtant si contesté, du sophiste ancien, selon lequel l’homme est la mesure de toutes choses. » (Georges Gusdorf, Traité de métaphysique, p.304)

Tel est le rapport originel, fondateur, de la mesure avec le corps humain, rapport d’incarnation : la mesure dit nos limites, les limites disent notre condition d’homme dans la nature. A l’époque de saint Benoît, ce rapport de la mesure au corps restait permanent. La mesure disait le possible, elle exprimait la conscience de nos limites.
Mais tout cela a changé ; l’homme d’aujourd’hui n’en est plus à la brasse et à la coudée. Car on mesure désormais l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il y a des mesures « astronomiques » et « infinitésimales », des unités de mesure irreprésentables (des années-lumière et l’angström, dix-millionnième de millimètre) ; au-delà du giga-octet, on a créé le téra-octet : après les « géants », les « monstres », on s’éloigne toujours plus de l’humain…
Et cette démesure irreprésentable vient s’exprimer sur le moindre sachet enveloppant un biscuit individuel ou sur un pot de yaourt : composition intégrale, et pourcentage que représente chaque biscuit de ma ration calorique journalière, en glucides, protides, lipides, sans omettre éventuellement sels minéraux, vitamines, conservateurs, colorants, et même les traces possibles de ce qui n’y est pas, ce qui n’entre pas dans la composition mais qui pourrait y être décelé à l’état de trace, parce que c’est utilisé dans l’atelier de fabrication (traces de soja, amandes, sésame…) avec encore indication de la marge de tolérance d’erreur sur la mesure (± 0,5%).
Cette vision « scientifique » du monde s’impose ainsi à nous dans le quotidien, avec cette conséquence que la mesure échappe de plus en plus à notre appréhension, notre saisie, celle de notre main et celle de notre esprit.
La folie du chiffrage universel contemporain quand il veut mesurer l’homme à la façon des choses (toutes les sciences humaines quand elles sont dénaturées, économie, sociologie, politique, médecine, psychologie…) est l’air que nous respirons sans nous en rendre compte.
« Comme si un chiffre, à lui tout seul, voulait dire quelque chose. Cette SUPERSTITION DU CHIFFRE, revêtu d’un privilège explicatif radical, représente l’une des formes modernes de la magie, dont il n’est malheureusement pas certain que tous les techniciens actuels des diverses sciences humaines soient vraiment affranchis…
L’homme, créateur de la science, est pris au piège de sa création, dupe de l’idole qu’il a fabriquée. A l’adage antique selon lequel l’homme est la mesure de la chose s’est substituée la règle nouvelle en vertu de laquelle la chose est la mesure de l’homme. » (Georges Gusdorf, Intr. aux sciences humaines, p.478-479)
« Le matérialisme est une attitude qui veut faire de la chose la mesure de l’homme, oubliant que l’homme ne peut pas rentrer dans le rang des choses, pour la bonne raison que c’est lui qui met les choses en rang, ce qui lui confère une place à part. Cette place, il ne saurait y renoncer sans se dénaturer lui-même, et sans dénaturer la nature. » (Georges Gusdorf, Dialogue avec le médecin, 1962, p.43)
Le risque qui s’y fait jour est celui de perdre la seule mesure qui soit au fond intéressante, celle sur laquelle nous avons prise encore et toujours, celle qui nous permet de bénir Dieu, la MESURE DU POSSIBLE, ici et maintenant.


Du besoin au désir, de la limite à la grâce


Dans le ch.40 de la Règle, du fait que l’objet est unique, le VIN, on voit encore mieux que la MESURE est bien le point essentiel.
Cela se traduit par des va-et-vient admirables entre l’invitation à l’ascèse et au désir spirituel et l’attention aux personnes, aux circonstances de lieu et de travail, et à la culture du temps.
Il se trouve que ladite mesure, « l’hémine », est devenue une énigme, ce qui déjà laisse du large ; en fait, saint Benoît est de toutes façons d’avis que le mieux est de se passer complètement de vin ; la mesure personnelle de chacun est donc très ouverte, entre zéro et une hémine, zéro et l’inconnu.
Ce qui me frappe, c’est justement que saint Benoît légifère et prenne tout un chapitre pour traiter du vin, dont il dit avec la tradition qu’ « il ne convient nullement aux moines. »
Il me semble que la résonance eucharistique n’y est pas pour rien, quoi qu’il en soit de la pratique historique qui est un point très discuté entre les historiens. Des deux éléments supports de l’eucharistie, le pain et le vin, l’un est associé à la nécessité et à la peine, « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », et l’autre à la gratuité et à la joie ; le vin n’est pas nécessaire à la vie humaine, mais il est le symbole de la joie partagée.
Cette grâce, Benoît la traite comme telle, et en retour, il nous interroge sur la place de la grâce dans notre propre pratique. La mesure de la grâce est totalement ouverte, nous sommes là hors de toute nécessité, et pour saint Benoît, cela vaut la peine de s’y attarder, même si « de nos jours, on ne peut en convaincre les moines ».
Hors de toute accoutumance, le vin signifie ce don supplémentaire, cette grâce offerte dans le repas partagé ; aujourd’hui, cette grâce est plus manifeste qu’au VI° siècle : la seule variété des plats en général joue le même rôle gracieux que le vin (par rapport à une civilisation de la soupe et du pain).
Le repas bénédictin est un don, un cadeau, chaque jour, et cela seul importe ; c’est pourquoi le vin est là, offert, proposé ; après, il me revient à moi de trouver le moyen de rendre à mon Seigneur grâce pour grâce.

Frère David