Frères et sœurs, avec les années qui passent, je me rends compte de plus en plus nettement que nos contemporains non-chrétiens ou non-pratiquants aiment bien Jésus, qu’ils n’ont rien contre ses disciples en général, ils aiment bien aussi notre pape François. Avec quoi ont-ils du mal ? Devant quoi renâclent-ils le plus ? Ils ont du mal avec nos gros mots de chrétiens, nos grands mots de chrétiens, nos mots codés : incarnation, trinité, rédemption, Ascension, Assomption, et aussi cérémoniaire, thuriféraire, manuterge, corporal, et aussi bien évidemment péché, salut, expiation, renoncement, et tant d’autres mots… Cela leur paraît un jargon effroyablement compliqué, ils n’ont pas tout à fait tort. Notre apologie, notre catéchèse même avance bardée de gros mots, cuirassée de dogmes, de rubriques et de théologie, et personne n’a envie d’inviter à dîner pour discuter un peu un homme tout encuirassé de mots.
Ce qui nous manque le plus, ce ne sont pas les définitions dogmatiques, les merveilles théologiques et exégétiques, c’est la vie, la vie qui devrait exploser à travers tout cela, exploser et être bouleversée, se laisser transformer. Mais autant les mots de l’Eglise, les discours sont riches, forts et grands, autant notre vie, reconnaissons-le, est souvent terne, assez peu désirable, trop éloignée de l’évangile vivant.
Ce que la liturgie voudrait nous donner à expérimenter, ce n’est pas une conscience de plus en plus raffinée de l’histoire de la théologie, même celle de Pierre, de Luc et de Paul, les premiers témoins. C’est, à travers la vie même de Jésus, le don qui nous est fait de cette vie. Toute la vie de Jésus est POUR NOUS, tous ses miracles sont les nôtres, c’est de NOTRE VIE qu’il s’agit au jour de l’Ascension, comme à Noël et à Pâques.
Dieu naît parmi les hommes pour que nous naissions à sa vie.
Dieu souffre et meurt parmi les hommes, parce que nous ne comprenons rien à nos souffrances et que nous avons peur de la mort.
Dieu ressuscite pour que tous les matins nous nous réveillions avec un petit peu plus de courage que la veille au soir.
Dieu monte au jour de l’Ascension, parce que notre désir de monter est là depuis la nuit des temps, monter, conquérir le ciel ! Désir incroyable et à peu près totalement ridicule il y a deux mille ans, désir pourtant déjà mis en images dans le mythe d’Icare, mais qui aujourd’hui prend corps sous nos yeux, scientifiquement.
J’ai dit « Dieu » fait ceci et cela et j’aurais pu dire « Jésus », « le Christ ». Un homme nous a précédés sur tous ces chemins, ceux, ordinaires de la naissance, de la souffrance et de la mort, ceux extraordinaires de la résurrection, de l’ascension, et nous vivons de son Esprit, l’Esprit qu’il a répandu sur le monde. Voilà : avec la Pentecôte, la boucle est bouclée, c’est dit : tout cela, c’était POUR NOUS, rien que pour nous ! Le monde est à nous, et nous sommes au Christ et le Christ est à Dieu !
Inutile que Jésus ressuscite si je ne suis pas ressuscité avec lui, et —vous l’avez entendu pendant ce temps pascal, NOTRE résurrection est proclamée au présent, c’est déjà commencé !
Inutile que Jésus s’élève dans le ciel, si je reste un rat ou un lézard rampant sur la terre.
Spirituellement, il nous est proposé de vivre une ascension, un décollage, de prendre de la hauteur au quotidien par rapport aux rats et aux lézards que parfois nous voudrions rester, confortablement.
Alors on peut ironiser sur la « vie spirituelle », mais c’est justement parce que nous avons une vie spirituelle que nous pouvons décoller, nous détacher du niveau zéro.
La vie spirituelle, la vie intérieure, au début, c’est un grand brouhaha, un vrai capharnaüm, mais je n’y suis pas seul, jamais seul. La vie spirituelle, c’est une vie-avec, c’est spécifiquement la vie avec le Christ, avec Celui qui a promis : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Le B.A-ba du catéchisme du chrétien est cette vie avec Jésus que nous raconte l’évangile. On ne peut pas lire l’évangile sans entendre Jésus nous dire : « Je suis avec vous », « Je demeure en vous », « me voici, c’est moi, n’ayez pas peur, dès que tu m’appelleras, je te dirai : « me voici ! ».
Dans cet « avec » commence la vie spirituelle… et elle s’achève aussi dans cet « avec », pour notre bonheur éternel !
Frères et sœurs, quand on est petit, on a peur de décoller, on a peur de monter, même aux manèges, mais papa ou maman ou mon grand frère me tient la main, et j’y vais. Dans la vie spirituelle, Jésus nous tient la main, du début à la fin. C’est lui qui nous souffle au quotidien, dans les situations les plus banales : « allez, redresse-toi… élève un peu le débat… ne fais pas le rat… prends de la hauteur… pas de lézard ! » L’ascension n’a pas lieu seulement dans les nuages et dans les planètes, elle a lieu par excellence sur la croix, sans gloire apparente, et pourtant là, très sûrement avec Jésus.
Alors reconnaissons mieux et vivons mieux les minuscules ascensions qui nous sont proposées chaque jour, et laissons-nous ainsi attirer par le Christ. Amen.
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE