Cette aventure de deux disciples de Jésus le soir de Pâques, nous sommes en train de la revivre ici. Comme eux nous relisons les Écritures qui nous parlent de lui, comme eux nous l'entendons nous parler lui-même, et comme il l'a fait pour eux il va rompre pour nous le pain.
Nous n'avons donc qu'à emboîter le pas à Cléophas et à son compagnon, et à nous laisser entraîner là où Jésus veut nous conduire. Nous avons un avantage sur eux : nous savons déjà qui est cet inconnu qui se joint à eux ; nous ne pouvons pas le leur dire, mais nous pouvons les accompagner dans leur approche de son mystère, à mesure que leur coeur se réchauffe jusqu'au moment où leurs yeux s'ouvriront : il est là, c'est lui !
Ces deux disciples cheminent donc tristement, plongés dans le souvenir douloureux d'un passé tout récent et l'amertume de leurs espoirs déçus. Mais le chemin qui les conduit de Jérusalem à Emmaüs va devenir, grâce à leur nouveau compagnon, une excursion à travers les Écritures, afin de les amener, au bout du parcours, à comprendre que ce qui est arrivé à Jésus est précisément ce que les prophètes avaient annoncé au sujet du Messie et des souffrances qu'il aurait à endurer avant d'entrer dans son Royaume. Pour connaître ou reconnaître Jésus, il faut commencer par l'identifier dans le livre qui parle de lui. Les oreilles s'ouvrent avant les yeux : Jésus n'est encore que celui dont on parle que déjà notre coeur s'échauffe. Avant même d'être reconnu, il se rend présent par sa parole, et cette parole de vie va engendrer la foi, et puis, en se transmettant de bouche à oreille, la communiquer. Que d'échanges de paroles qui amènent peu à peu à la foi, rien que dans cette page d'évangile : les anges ont déclaré que Jésus est vivant, les femmes le répètent, les prophètes l'avaient annoncé, les onze le confirment, les deux disciples s'entretiennent de tout ceci, et surtout Jésus lui-même explique et interprète les Écritures. Or, de tous ces témoins de la Résurrection, le seul que nous puissions encore interroger, c'est bien le livre des Écritures.
Nous voici donc nous-mêmes invités à faire l'expérience de ce cheminement au contact de la Parole de Dieu et à vivre cette rencontre vers laquelle elle nous conduit. L'identification du Seigneur ressuscité ne peut se faire qu'au prix de ce parcours de reconnaissance, dans un assentiment donné à la parole de Dieu et au témoignage des apôtres. S'il fallait vraiment que Jésus passe par la souffrance et la mort pour entrer dans sa gloire, c'est que son amour pour les hommes, ne connaissant pas de limite, devait l'entraîner à aller jusqu'au bout de la fidélité et à donner sa vie pour eux.
Mais à quoi bon le savoir glorieux si nous ne pouvons pas le connaître présent dans notre propre vie ? La Parole de Dieu rend le coeur brûlant et prêt à croire, mais pour que la rencontre ait lieu, il y a une autre étape à franchir : il faut que la parole devienne chair et nourriture. Alors, après avoir expliqué les Écritures, Jésus prend le pain, le bénit, le rompt et le donne aux deux disciples : ils reconnaissent alors le Ressuscité. À partir de ce moment, il peut disparaître à leurs yeux, car le don qu'il laisse entre leurs mains demeure avec eux, sa présence, et le gage de sa victoire sur la mort : Oui, c'est bien vrai, le Seigneur est ressuscité ! Ainsi l'eucharistie est pour nous à la fois signe de l'absence du Christ -nous ne le voyons plus- et signe de sa présence -nous le tenons entre nos mains.
Pour garder la mémoire de Jésus et de ce qu'il a fait pour nous, nous avons donc les Écritures et la fraction du pain : sous chacun de ces deux signes, il nous est donné de le reconnaître. Un troisième signe nous est offert pour affermir notre foi dans le Christ toujours vivant. Le récit ne s'achève pas à Emmaüs, mais à Jérusalem, où les deux compagnons ont rejoint la communauté des disciples ; là, avant même d'avoir pu faire part de leur aventure, ils apprennent que Simon, lui aussi, a vu le Seigneur. Et ainsi les uns et les autres se confortent mutuellement dans la foi, dans un échange fraternel de leurs expériences spirituelles.
Les Écritures, le pain rompu, l'Église nous conduisent au Christ. Mais le Christ n'est pas non plus un terme auquel on s'arrête. S'il disparaît au moment où on le reconnaît, c'est pour nous entraîner plus loin, au-delà d'Emmaüs et de Jérusalem, vers le Père. Il chemine avec nous, mais il est lui-même chemin, une route ouverte du monde à Dieu son Père. Par lui, c'est en Dieu que vous croyez, nous a dit tout à l'heure saint Pierre.
En refermant le livre des Écritures qui nous ont parlé de lui, nous allons maintenant célébrer, dans le pain rompu et partagé, le mystère central de notre foi. Alors le récit évangélique va prendre une consistance et une actualité qui peuvent nous ouvrir les yeux et nous aider à recevoir aujourd'hui cette vie du Ressuscité que la parole vivante de Dieu fait parvenir jusqu'à nous : telle est la grâce du temps pascal.
F. Thomas
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE