Encore une parabole, pour nous faire comprendre qui est Dieu, comment il se comporte envers nous, ce qu’il attend de nous. Les premiers mots, le Royaume des cieux, nous disent tout de suite que Jésus va nous parler de ce monde mystérieux où Dieu vit et nous appelle à entrer, pour partager sa propre vie. Il s’agit donc des relations entre Dieu et les hommes, ici sous l’aspect particulier de la rétribution, des droits que l’on peut faire valoir, de la justice que l’on peut attendre de la part de Dieu.
L’histoire racontée pose bien la question. Ce propriétaire ne donne pas à chacun de ses ouvriers agricoles un salaire proportionné à son travail : on peut donc penser qu’il commet une injustice. Mais comme le maître du domaine dont Jésus nous parle, c’est Dieu, on est alors amené à penser que Dieu est injuste, ou plutôt que sa façon d’être juste n’est pas la même que la nôtre. Nous, nous parlons d’injustice quand un employeur donne à un salarié moins que ce qu’il a mérité. L’injustice de Dieu, elle, consiste à nous donner non ce que nous méritons, mais beaucoup plus.
Du début jusqu’à la fin, de l’embauche au salaire, le maître du domaine, Dieu, donne. Il commence par donner du travail à des chômeurs : il crée ainsi entre lui et les hommes un partenariat, leur attribuant, par pure bienveillance, un droit à recevoir de lui une rétribution, qui ne sera autre que lui-même. Car le salaire que Dieu donne ensuite à ceux qu’il a embauchés, la pièce d’argent, c’est son amour, égal pour tous. Après avoir été admis à entrer et à travailler dans son Royaume, la récompense des serviteurs de Dieu, qu’il traite comme ses amis, c’est d’être toujours avec Dieu.
Évoquer nos mérites n’a donc aucun sens dans la logique du Royaume. La parabole nous introduit dans une nouvelle conception de nos rapports avec Dieu, et par voie de conséquence de nos relations mutuelles, dans une économie où tout est déterminé par la bonté de Dieu. Moi, je suis bon : voilà comment Dieu est juste. Être appelé par lui à sa vigne est une grâce toujours inattendue : c’est déjà recevoir son salaire à l’avance, entrer dans le Royaume, non en paiement de ce qu’on a pu faire, mais en raison de l’amour gratuit de Dieu. Son amour ne dépend pas de ce qu’il trouve en nous, c’est exactement le contraire : c’est l’amour de Dieu qui est la source de notre être, comme de toute la création.
Dieu n’est pas juste, il est bon. Ce qui peut passer à nos yeux pour l’injustice de Dieu s’appelle en réalité sa miséricorde. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas exigeant, qu’il nous accepte dans son Royaume sans rien nous demander. Ce serait ne pas nous prendre au sérieux, ne pas nous traiter en hommes responsables. Ce que Dieu nous demande, c’est d’être nous-mêmes pour nos frères ce qu’il est pour nous : Soyez miséricordieux comme votre Père du ciel est miséricordieux, a dit Jésus. Au-delà de la stricte justice –tu dois ça- sachez faire grâce, comme vous serez bien contents qu’on le fasse pour vous.
Ce que Jésus annonce dans cette parabole, il le manifestera par son comportement, sa sollicitude pour ceux qui sont laissés de côté, et par sa mort pour les injustes, comme dit s. Paul. Cette pièce d’argent, que le maître donne indistinctement à chacun de ses ouvriers, représente le don que le Christ nous fait de sa propre vie. Son amour, en le faisant s’abaisser jusqu’à nous, et se donner lui-même à nous, fausse tous nos calculs, et coupe court à toute présomption.
Nous sommes tous aimés du Seigneur : il n’y a donc plus de raison d’être jaloux du voisin, puisque ce qu’il reçoit de Dieu ne diminue en rien ce que je reçois moi-même. Ainsi, ce que Dieu fait pour chacun de nous renouvelle en profondeur non seulement notre regard sur lui, mais aussi notre façon de regarder les autres.
Tu les traites comme nous : voilà ce que ne supportent pas les ouvriers qui s’estiment plus méritants que les autres, voilà le regard mauvais que Jésus dénonce. L’esprit de compétition, qui naît spontanément dès que des hommes sont ensemble n’a plus cours dans le Royaume de Dieu. Quels seront les premiers, quels seront les derniers ? Inutile question : dans le Royaume de Dieu il n’y a que des premiers.
Alors au lieu de ce regard mauvais porté sur le prochain, l’attitude qui nous sauvera consistera à nous réjouir du bien que nous voyons chez les autres et du bonheur qui leur arrive. Dans le Royaume des cieux, la communauté des élus ne consistera pas dans la juxtaposition d’individus jouissant chacun de la pièce d’argent de sa relation personnelle avec Dieu. Notre bonheur éternel est inconcevable sans la joie du bonheur des autres : c’est le même et unique amour de Dieu qui nous embrasse dans une communion dont chacun ne peut jouir qu’en aimant lui-même la multitude de ses frères, car à tous Dieu fait miséricorde.
Et si tu ne veux pas de cette miséricorde, prends ce qui te revient et va-t-en ! Parole terrible ! Si tu ne peux pas entrer dans la joie commune, repars seul avec tes petits mérites et ton amertume, tu ne peux pas rester dans la communion de l’amour, tu n’en as même pas le désir. L’ouvrier jaloux de cette parabole rejoint le frère de l’enfant prodigue ainsi que les pharisiens, qui refusent de s’ouvrir à la joie du festin où sont invités les pécheurs.
La bonne nouvelle que nous recevons aujourd’hui, c’est que nous sommes aimés et que nous n’y sommes pour rien. Pour nous en convaincre, Dieu nous livre son Fils, qui lui-même va nous donner maintenant son corps en nourriture, déjà la vie du Royaume.
F. Thomas
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE